Trois janvier
[...] J’ai quatre-vingt-deux ans et je vais bientôt mourir. Vite me redire, stupidement souriant, me redire le temps de mon enfance, vite avant la fin de moi et de mes souvenirs. En ce temps de mon enfance, avant le jour du camelot, jour de mes dix ans, je trouvais l’appartement désert lorsque, réveillé, je sortais de mon lit bizarre, lit à barreaux. Maman n’était pas là, elle était allée travailler, allée à sa dure besogne, et je ne dirai pas vers quelle besogne elle allait, car cette besogne imposée me fait mal comme elle me faisait mal en mes années d’enfance, et je ne pardonnais pas à mon père, que je préférais appeler son mari, je ne lui pardonnais pas de l’avoir obligée à une besogne qui n’était pas digne d’elle, pas digne de cette reine de bonté, besogne que silencieusement je désapprouvais, injuste besogne que je ne veux pas préciser, lourde besogne méchante à ses petites mains si fines, si peu faites pour de lourds remuements, maniements de lourdes caisses effrayantes, cruelle besogne prescrite à une douce épouse et servante qu’un regard du mari faisait pâlir, sévère regard du mâle assuré de son droit et privilège, grotesque regard impérial de l’animale virilité.
Assez, j’ai réglé maintenant mon compte avec l’omnipotent de mon enfance, le chef aux effrayantes moustaches sans cesse orgueilleusement recourbées, le monarque aux sourcils froncés de puissance et de sévérité, lamentable monarque dont j’ai soudain pitié, une étrange tendresse de pitié, pauvre qui ne savait pas le mal qu’il faisait.
Albert Cohen, Carnets 1978, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1979, pp. 9-10.
Je ne sais vous dire à quel point je me sens en accord profond avec ce que vous publiez... C'est comme si je rentrais à la maison et que j'étais accueillie par un bouquet dans l'entrée et un feu de bois dans la cheminée.
La beauté des photos si pleinement accordée à celle des poèmes, le choix que l'on sent mûrement réfléchi des textes choisis, que vous dire sinon
MERCI
Rédigé par : Nicole Giroud | 05 mars 2012 à 18:47