« DERNIER CORPS
DERNIÈRE SOLITUDE »
Publié en octobre 2011,
L’Heure dite, le dernier recueil poétique d’Henri Deluy, se clôt sur deux vers qui signent la fin d’un temps, la fin d’une aventure, la fin d’un parcours. Sans doute, au-delà, annoncent-ils la résignation de la mort :
« dernier corps
dernière solitude »
C’est sur ces quatre mots (trois seulement si l’on prend en compte la répétition) mais dans le même temps sur le refus d’« une tristesse universelle », que se referme
L’Heure dite. Dernier recueil d’un poète, traducteur polyglotte et passeur de poésie qui a mis l’écriture poétique ― celle des autres tout autant que la sienne ― au centre de son existence, au centre de ses préoccupations, de ses engagements et de son militantisme. Parallèlement à cet ouvrage publié aux éditions Flammarion vient de paraître l’avant-dernier numéro d’
Action Poétique, revue créée en 1950 par
Jean Malrieu et
Gérald Neveu et dont Henri Deluy est depuis 1958 le directeur. Pareille ténacité dans la permanence et dans la durée est à la fois remarquable et exemplaire.
L’Heure dite s’inscrit, semble-t-il, dans cette continuité temporelle et ponctue l’œuvre d’une vie tout entière occupée par la poésie. L’ouvrage s’inscrit aussi dans une continuité affective et intellectuelle puisque l’ensemble du recueil est dédié à la poète Liliane Giraudon, l’amie de toujours, et que la section
« Pour Gérald Neveu » est dédiée, elle, à Jean-Jacques Viton, poète, ami d’Henri Deluy et compagnon de L.G. Le trio marseillais d’
Action Poétique est donc ici reconstitué. Il semble être discrètement évoqué dans le vers « Venise à trois » du poème « ..cinquante septembre ».
Annoncée par le titre de l’ouvrage, la question du temps va de pair avec celle de la parole. Heure dite ? Heure prévue ? Donnée ? À qui ? Par qui ? Qui fixe les règles du temps dans l’univers poétique d’Henri Deluy ? Le poète lui-même, sans doute. Car « le temps bref » des poèmes est mesuré, quantifiable. Notamment dans la seconde et dans la troisième section du recueil, « Une langue étrangère/Et d’autres langues étrangères ». Chaque poème, annoncé par une indication temporelle précise soulignée, est minuté. Montre en main. Est-ce là « l’heure dite » ? «
Seize heures trente » | «
..trente deux » | «
..trente cinq » | «
..cinquante six ». Une pause est observée avec le poème intitulé «
Plus tard » mais le rythme imposé par l’écoulement minutieux du temps reprend dès le poème suivant : «
..dix-sept heures moins une ». Parfois, le temps s’octroie des fantaisies : «
..cinquante septembre ». Il prend ses aises, s’étire, se dilue dans l’imprécision : «
..plus tard encore » | «
..juste avant » | «
..le lendemain ». Très présent dans les poèmes, le temps déroule ses formes multiples, à travers saisons et journées. « Un été bref ». « Nuit soudaine ». « Le jour la nuit ». « Une heure elle-même | Très courte ». « Le temps passe et ne passe pas »...
Les poèmes semblent prendre appui
in medias res, les deux points de suspension qui précèdent l’expression temporelle pouvant être lus comme une façon d’éluder ce qui précède l’entrée dans le poème, une façon de prendre les événements en cours de route. Le lecteur pourrait s’amuser à calculer la durée totale qu’occupe l’ensemble des poèmes de ces deux sections ; il peut aussi mesurer l’espace temporel qui sépare le temps de lecture d’un poème de celui du poème suivant. Il peut également considérer ces indications avec légèreté en laissant couler le temps à sa guise. Mais c’est compter sans l’organisation même du recueil.
Onze «
Périphérique[s] » scandent la progression d’une section à l’autre. Onze textes annexes qui sont comme des cairns dans l’espace de
L’Heure dite. Ces textes centrés sur la page, différents des autres textes par leur forme dense et compacte, déclinent, à travers les enchaînements d’énumérations, « tout ce qui traverse le siècle », depuis les menus faits de la vie courante – le « goût des croissants » et « le pigeon meunière », les « faux cils de Marilyn » et « la rénovation des stades » jusqu’au « bruit de bottes » d’une époque, son « overdose policière », ses violences et ses brutalités.
Mais aussi les clichés rapportés des voyages (clichés détournés par le poète) :
« la Grèce brille évite de découvrir
Pallas Athena avec sa tête de méduse jaunie »
ou encore la mémoire de l’homme engagé dans les combats de son temps :
« [...] ne pas oublier Violette Leduc et
la petite maison à l’horizon
et Banska Stiavnica
la petite ville de Slovaquie et Joseph Epstein
combattant des Brigades Internationales [...] »
Entre ces balises, le recueil d’Henri Deluy accorde une place importante à d’autres poètes, écrivains et artistes qu’Henri Deluy a contribué à révéler au public par ses nombreuses traductions. L’argentin Juan Gelman, dont le poème «
À l’ancre à Paris » (Anclao en Paris, 1962) est traduit de l’espagnol par Henri Deluy ; Adilia Lopez, traduite du portugais par le même Henri Deluy. D’autres encore sont présents sous la plume du poète : dédiés à Danielle Collobert, les deux poèmes en prose de
« Old Navy » évoquent les rencontres marseillaises autour d’un gimlett, de l’écriture ― « je t’installe dans l’écriture » ― et dans le partage d’une grande proximité fraternelle : « Nous aussi, proches des vestiges mélancoliques d’une aspiration à changer le monde. »
Et que la mer fuit seule vers le nord est dédié à Pierre Reverdy et les poèmes d’
Usagers de la poésie, à Gil Jouanard. Ceux de
Vingt heures trente le sont à Huguette Champroux ; à l’artiste Dada Hannah Höch, Henri Deluy consacre ses
Versets pour Hannah Höch. Quant au poète marseillais Gérald Neveu, Henri Deluy lui réserve une section en trois volets. Il évoque l’ami à travers une série de poèmes brefs qui tentent de dire le silence, la vacuité de l’instant, l’isolement. Ainsi de ces quatre vers curieusement agencés (l’ébauche d'un chiasme ?)
« Pas le silence
Le moment
Pas la solitude
Le silence »
« De quoi ça parle » ? Telle pourrait être la question majeure que le lecteur pourrait se poser. Mais la question concerne-t-elle Gérald Neveu ou Henri Deluy ? Peut-être l’un et l’autre.
« Nul ne sait
Ne sait pas
De quel présent
Il est question »
« C’était le monde
ce jour-là
La charge des CRS
Le Premier Mai
La Guerre d’Algérie
Les chars poussés à la mer
Le jeune engagé qui pleure »
Les poèmes qui constituent l’ensemble de l’ouvrage sont des poèmes brefs. Henri Deluy se refuse à l’excès. Il lui préfère la rétention, le minimalisme, le ralenti du dire, ses hésitations. Pas de métaphores non plus. Rien dans l’écriture qui s’appuie sur « L’illusion/Des ressemblances ». Juste « la besogne des mots/Dans une orthographe/Sereine ». Ce qu’Emmanuel Laugier nomme le « littéralisme » d’Henri Deluy. Les seules énumérations proliférantes se trouvent dans les poèmes touristiques évoquant une ville : Moscou, par exemple, Riga ou Venise.
Ramassés, resserrés dans la pureté de leur forme, les poèmes dessinent au fil des pages les contours d’« une géographie affective ». Paysages des pays du Nord et d’ailleurs, souvenirs de voyages, villes parcourues d’un bout à l’autre du monde, odeurs et couleurs, saisons, sensations, rien n’échappe au regard aigu et tendre du poète. Ils évoquent aussi le souvenir d’un amour singulier, unique, présent à travers l’usage du « Tu ».
« C’était
Ce que tu disais
Ce que tu répétais
Ce que tu soulignais »
et d’un bonheur émoussé, enfui :
« Le bonheur
Où
Dans quelle langue
Première
Quel jardin »
Dans
Une langue étrangère, poèmes de la première section, ce qui frappe dès le premier regard, c’est la présence du point. Non pas un point à la fin d’un vers ou d’une strophe. Mais un point qui sépare entre elles deux strophes. Ou qui sépare les derniers vers de la strophe principale. La respiration se suspend. Le regard se pose, interroge.
« L’heure était
Entièrement bleue
Des deux côtés
La nuit protégeait
Les yeux
.
C’était
Ce que tu disais »
Il arrive qu’un mot ou une expression revienne d’une strophe à l’autre. Parfois sur le mode anaphorique. Ces répétitions donnent à l’ensemble du poème une musique interne, un rythme propre. Au cœur des variations sur le même, quelque chose a bougé. À peine. Le déplacement, léger, se fait dans la nuance :
« Meilleure vue hier
.
Meilleure vue sur le Nord »
Le tempo se ralentit, les mots sont suspendus. On attend une suite. Interrompue :
« les mots parlent seuls
Qu’on le veuille »
D’autres fois seulement différée.
« Tête sous les pierres
Laisser venir
Les événements
Ou encore
.
L’arrière
D’une fumée
À peine légère ».
Le mode mineur domine, qui donne à l’ensemble du recueil sa coloration en demi-teinte, sa densité de haïku. Mais la particularité de la ponctuation disparaît, elle, dans les autres sections du recueil. Pourquoi ? N’était-ce que jeu ou simple coquetterie ?
Les mots ? Difficile de les retenir. Difficile aussi de leur laisser le champ libre, la liberté de dire ou de ne pas dire. Jadis, les mots venaient à profusion, dans une effervescence ludique et jubilatoire :
« On ramassait les mots à la pelle
On les comptait
On les séparait
On les oubliait
Puis est venue la prise de conscience, et avec elle, une forme d’étonnement implicite, d’étrécissement :
« Un seul pour dire la neige
Ou alors
Viens donc »
Parfois le poète s’en tient à l’ébauche. Ébauche du dire, ébauche des sentiments, rarement exprimés.
Et les mots ?
« Il n’y a
Rien
Derrière les mots »
Seulement cette tristesse infime qui court en filigrane et qui gagne en profondeur, au fur et à mesure que les mots composent sur la toile l’arrière-pays sensible et mouvant de
L’Heure dite.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli