PORTRAIT DE L’ARTISTE EN « DIEU INCA », par GÉRARD MANSET J’ai rêvé de lui. Il avait rajeuni, jauni, il était mince et fin, visage lame de couteau, yeux en amande. Il était venu s’asseoir silencieusement à la même table. Nous nous trouvions dehors, de nuit. Les rêves, on est partout chez soi, et à cette table ronde Alain m’avait glissé un petit carton, son nouveau numéro… Il avait changé de nom, j’ai lu des c, deux h. C’était un nom très exotique, à consonance allemande. Il ne donnait l’adresse qu’à quelques-uns, mais il était tranquille. Ensuite ce fut la nuit, tout mélangé, et d’autres visions de ces espaces d’un peu partout visités constamment par le sommeil. |
Évidemment, je n’ai plus de mémoire
Évidemment, je n’ai plus de mémoire. Je me dis parfois que j’en suis à ce moment de la vie où l’on « ramène les bêtes ». Prenant le chemin au-dessus de la gorge de la vallée, je songeais à Alain, cet atypique au masque très élégant, très animal, comme une espèce étrange cherchée au fil du temps. Palpite en moi le collectionneur qui n’a rien fait que jouer ou vérifier sans cesse, tester certaines saveurs, chercher si quelque sucrerie, parfois riche, parfois pauvre, monterait ou caraméliserait. Alain en était une, épicée très doucement. B comme balèze, A comme Alain, et puis la suite : le chapelet des lettres formant son nom… S comme social, H comme humain… U comme unique, N comme n’importe quoi et G, peut-être pour Gérard ? Ce qui fut fait. Il avait face à lui quelqu’un de fasciné, d’adepte, d’admiratif de sa succulence absconse, de son « abscuonsité ». Penché au-dessus de la table, je le regardais tenter de faire s’animer le bord cadavérique d’une huître avec un peu de citron. Danseur des immobilités, il ne se trompait pas. Prescience de vieux routard de la rouerie des apparences. Donc j’étais là, curieux et intrigué des pantomimes, goûteux de ses similisourires dont l’âme ne se dessillait que rarement, grignotée, avortée… Gourou du « trois pas en arrière », il n’y avait pas plus sage et plus placide dans son humilité, sa componction. Durant ces entretiens, je n’ai pas noté ni vu grand-chose, m’écarquillant les yeux, scrutant l’idole sans y déceler rien d’autre que la plastique exquise d’une admirable guirlande de mots ténus et doux, choisis, qu’il évacuait lentement de ses lèvres très subtilement arquées, modelées, bleutées. Je l’observais, surpris de la manière très laborieuse avec laquelle les phrases sortaient, le quittaient, une à une déposées. Des mots terriblement sensés et justes, les mots de qui est né de rien, provient de rien. Il m’avait fait comprendre la politique sociale et l’humanisme. Il revenait en arrière, soufflait. Il respirait en cachalot, ouvrait les yeux sur la surface problématique du monde, prenait tous les détours. En fait, il inventait. Il ne se rendait pas compte, tant l’effort était grand, mais c’était cela, et l’expression sortait de son être avec toutes les difficultés qu’on prête aux accouchements. C’en était un, laborieux, étudié, les arguments concrets, mes exemples amusés qui lui donnaient le faciès rubicond et parfois emprunté, l’éclat du regard trompeur, voire enfantin. Surpris dans un larcin, on aurait dit le visage d’un dieu inca, celui des bas-reliefs, des stèles, et là qui s’animait, comme piqué d’un couteau, immobile et mouvant tel l’eût été l’invertébré à double coquille et à corps mou qu’il adorait : la fine de claire. Gérard Manset, Visage d’un dieu inca, L’Arpenteur, 2011, pp. 9-11-12-13. |
ALAIN BASHUNG Source ■ Alain Bashung sur Terres de femmes ▼ → 1er novembre 1994 | Alain Bashung à l’Olympia |
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Surprenant votre hommage à Bashung...s'il s'agit de saluer le poète des sons et des mots, pourquoi ne pas avoir publié un de ses textes ?
J'ai des doutes sur le changement d'heure, en été
J'ai des doutes sur qui coule les bateaux, qui jette les pavés
Des réserves quant à la question d'angle, pour le canapé
J'ai des doutes sur la notion, de longévité
Sur la remise à flot de la crème, renversée
J'ai des doutes
Est-ce-que vous en avez ?
Est-ce-que vous en avez ?
Des doutes, des idées,
Des rondes, des carrés, des allongées ?
Est-ce-que vous en avez ?
Des devises, des pensées,
De l'assise, du coeur...?
J'ai des doutes sur l'heure à laquelle, tu viens de rentrer
La certitude de t'avoir, si fort désirée...
J'ai des doutes
Est-ce-que vous en avez ?
Je milite au parti zombi,
Je milite mais je m'ennuie,
J'ai la détente sensible,
L'étiquette fragile,
Le champagne Deutz !
J'honore la passion-bulle,
Sans une seule virgule,
Est-ce-que vous en avez ?
Est-ce-que vous en avez ?
Des doutes, des idées
Des rêves de douceur, éveillée
Le goût du danger,
Des routes à prendre ou à laisser
Est-ce-que vous en avez ?
Du réseau, des rougeurs, des nerfs d'acier ?
Est-ce-que vous en avez ?
Déchiffrez les affaires les valises,
Dénoyauter les médias, les cerises,
Couper court à l'appel de la brise,
Et livrer le secret des Banquises...
Rédigé par : Paula | 01 décembre 2011 à 13:23
Comme c’est bizarre que vous trouviez cela étrange, chère Paula, car quoi de plus adéquat qu’un portrait pour rappeler quelqu’un le jour de sa date anniversaire ? Qui plus est dans un texte où l’acuité du regard rivalise avec la tendresse perceptible, l’humour et une impeccable tenue littéraire. Un portrait de la part d’un peintre, Manset, qui connaissait bien cet homme pour lequel la problématique de l’identité était –je le sens- viscérale. L’étymologie latine du portrait -tirer en avant- exige de faire sortir le mystère d’un trait plus intérieur, le portrait dont nous parlons est à cet égard pertinent, et puis si original, à l’instar du modèle, ne trouvez-vous pas ?
Surtout, le terreau de la chanson française est, comme la poésie, le lieu de la tradition, du passage de voix à voix, de la transmission. Ainsi, Bashung a écrit et/ou chanté les chansons des /pour les plus grands : Ferré, Gainsbourg, Nino Ferrer, Arno, V. Paradis, Noir Désir…il a chanté Trenet avec Françoise Hardy, chanté Manset qui lui-même écrit pour lui, mais ne voyage pas en solitaire : Raphaël, Ange, William Sheller ou Juliette Gréco, laquelle a chanté Sartre, Pierre Mac Orlan, Queneau, Brel, Fanon, Vian, Desnos, Gainsbourg, lequel a chanté…je m’arrête ! Une histoire de passeurs… sans fin, et c’est tant mieux… !
Je ne doute pas que quelques textes de Bashung viendront sur ce site, mais avoir commencé par celui-ci est une idée qui emporte ma jalousie absolue ! Chère Paula, dernière chose : le texte que vous reproduisez n’est pas de Bashung seul, il a été écrit par Bashung et Gaëtan Roussel, c’est un beau texte au demeurant, merci de l’avoir rappelé à ma mémoire.
Une chose au moins sur laquelle nous serons d'accord: écouter Bashung de bon matin rend léger, léger
Bonne journée donc, et bien cordialement à vous
Rédigé par : Théo Urnesol | 02 décembre 2011 à 07:21
Merci !
:-)
Rédigé par : Monsieur Poireau | 02 décembre 2011 à 16:49
Sans aucun doute cher professeur Théo Urnesol :-)
Rédigé par : Paula | 03 décembre 2011 à 12:27