Diptyque photographique, G.AdC
IMPOSSIBLE
Je ne pourrais, à moi seul,
porter un piano
(à plus forte raison ―
un coffre-fort).
Ni coffre, ni piano, mon cœur,
mais comment le porter,
si je le reprenais.
Les banquiers le savent :
« Nous, les riches sans limites,
nous remplissons les coffres. »
J’ai déposé
l’amour
en toi ―
j’ai caché une richesse dans du fer ―
et je flâne,
joyeux Crésus.
Peut-être,
si l’envie m’en prend,
je retirerai un sourire,
un demi-sourire,
ou moins encore,
et à la fête avec d’autres,
après minuit, je claque
une quinzaine de roubles de petite monnaie lyrique.
Vladimir Maïakovski, J’aime | Вхутемас [1922], in L’amour, la poésie, la révolution, Le Temps des Cerises, 2011, pp. 60-61. Adresses à Vladimir, choix de poèmes et traductions d’Henri Deluy. Illustrations d’Alexandre Rodtchenko.

Commentaire d’Henri Deluy (op. cit. supra, page 48) sur le recueil J’aime | Вхутемас [1922], dont est extrait le poème ci-dessus :
« J’aime est écrit en janvier-février 1922.
Une première édition sort en mars de la même année. […]
1922, janvier : Lili Brik, la femme passionnément aimée, rentre à Moscou. Elle était, depuis octobre 1921, en Angleterre où sa mère travaillait dans un service commercial soviétique, puis à Riga, en attente de son visa.
J’aime s’inscrit totalement dans l’intense communauté de vie qui est alors la leur ― Lili, Ossip Brik, Maïakovski vivent ensemble dans un petit appartement ―, ils sont dans le climat du militantisme expansif et généreux des « fenêtres » publicitaires, les « rosta », dont chacun, aujourd’hui encore conserve le souvenir.
Quelques mois avant De ça, qui marquera la pointe d’un engagement idéologique abrupt, à la fois dans la revendication amoureuse et dans la lutte contre les retombées d’un mode de vie jugé bourgeois favorisées par la Nep, J’aime souligne un émoi, une émotion, sans doute attisés par l’absence, qui donnent à ces vers une extraordinaire luminosité, une simplicité, un calme et une douceur assez rare chez Maïakovski, dans un étalage d’amour sans retenue. La vie que le poète déroule nous est offerte, sans résidu, sans défense, toute une vie sur le front de l’amour, dans la dignité du populaire.
Le récit autobiographique qui court sous le déploiement et la concentration lyriques devient ce puzzle dont le poète demeure l’instigateur. L’amour, l’amour touché du doigt, dans une langue russe directe mais effervescente, riche en néologismes, en glissements sémantiques et sonores inédits, cependant que le poète semble naître de sa propre écriture.
Un amour impératif, dans la réalisation de ce désir à jamais désir. »
Petite monnaie lyrique pour se saisir de la beauté et l'emporter au fond des bois...
Rédigé par : Sylvie Durbec | 15 novembre 2011 à 08:32