Éditions Gallimard, Collection Haute enfance, 2011.
Lecture de Sylvie Fabre G.
J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi René Char L’enfant est peut-être ce compagnon, visible ou invisible, dont les signes de reconnaissance et la toujours neuve lumière n’empêchent ni la part de l’ombre ni le sentiment de la solitude, ni la certitude de la séparation. Sa présence en nous et à côté de nous est vécue comme une énigme et une initiation. Le dernier livre de Pierre Péju, Enfance obscure, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, place le lecteur devant cet inconnu d’une enfance dont « l’opacité est aussi promesse. » Et ce n’est pas un hasard si le thème de l’adieu, uni à celui du lien aimant, ouvre et clôt cet essai qui fait éclater les genres en alliant l’autobiographie, le récit, le conte, la critique, la philosophie et l’histoire tant sont vastes et riches ses champs de réflexion, ses références artistiques et littéraires, tant est complète son analyse de la figure de l’enfant et de la place sociale et symbolique qui lui est faite au cours des siècles. De l’Antiquité au monde le plus contemporain, de ses expériences intimes aux plus universelles, l’auteur, en renouant les fils perdus de l’enfance, ouvre un chemin à de vraies interrogations et nous amène peu à peu à découvrir et à comprendre la notion originale d’Enfantin. L’Enfantin, nous dit Pierre Péju, dans la première partie de son ouvrage, n’a rien à voir avec ce que l’on nomme communément les souvenirs d’enfance, il ne se réduit pas à la quête volontaire, à la rêverie nostalgique d’un vécu ancien mais il se vit plutôt comme un surgissement de « blocs perceptifs » où le passé mort et « l’enfantôme » qui nous habite trouvent une autre expérimentation et même un avenir. Il n’est pourtant pas non plus un mode de réminiscence proustienne, il s’apparente bien davantage à l’empreinte toujours présente, et active, laissée en notre corps et notre âme adultes par des situations, des sensations et des sentiments qui nous ont marqués et qui, souterrainement, continuent à nous faire. Pierre Péju illustre son propos par le récit ou l’analyse de certaines scènes enfantines telles la descente dans une cave, un voyage nocturne en train, des jours de fièvre, la peur d’un tableau au mur de la chambre, l’identification à un animal. Scènes intimes ou extraites d’œuvres des nombreux écrivains qu’il convoque, chacune renvoie à cette « pénombre dans laquelle les impressions de nos premières années viennent troubler soudain notre présence au monde ». Bataille, Benjamin, Bachelard, Nabokov, Kafka, Sarraute, entre autres, lui permettent de préciser davantage cette enfance exacte qu’est l’Enfantin, moment où « nos perceptions se doublent d’une autre perception », plus ténue, mais qui nous agit et se manifeste dans la façon de tenir un stylo ou une lampe, d’éprouver confusément la crainte de « ne plus y voir », la manière d’entendre le grain étrangement familier d’une voix ou d’enregistrer le silence d’un lieu ou sa propre violence. Des impressions que chaque lecteur va pouvoir identifier car ancrées en lui dans leurs infimes et minuscules manifestations. C’est la grande force de ce livre que d’exprimer l’inexprimé et de nous amener à partager cet étonnement, cette attention perspicaces qui sont autant ceux de l’enfance que de l’art et de l’écriture. Pierre Péju parvient à nous livrer une part du secret de l’être, des mondes parallèles où se tient l’enfant qui tremble en nous, mais ne nous ôte pas le bandeau sur les yeux car bien sûr l’Enfantin ne peut nous guérir de l’oubli et de la perte. Tous, enfant avant que d’être homme, et hantés, notre passé, murmure-t-il, est ce Grand Pays, ce pays plus loin et plus riche que celui que nous habitons, et même imaginons, dont parle aussi André Dhôtel. Un Ailleurs devenu, dans sa sauvagerie et son génie, éternelle nouveauté, et qui nous déborde au présent, comme nous débordent la vie et la mort. Dans la troisième partie du livre, le chapitre intitulé L’enfantin comme ascèse, revient sur cette « stricte contemporanéité de l’enfant et de l’adulte » qui fait coïncider l’actuel et le temps perdu mais sans la prétention d’en tirer « une plus-value de signification ». L’auteur se réfère d’abord à l’haïku puis à la pensée de Goethe analysée par P. Hadot, pour montrer la réception de l’Enfantin sous la forme d’une ascèse, sorte d’exercice spirituel modifiant le regard sur le monde et l’appréhension de soi. Rousseau déjà, auquel Pierre Péju, dans cet essai, consacre un chapitre entier avait ouvert la voie dans les Confessions, en écrivant ces tableaux où l’air d’une chanson perdue, la sonorité d’un vocable incongru, la joie d’être mouillé ou de se réveiller dans la verdure provoquent l’émoi jusque dans l’âge mûr. Puissance de l’Enfantin qui, à la différence de l’infantile intéressant la psychanalyse, n’éclaire pas l’énigme ni ne la réduit au roman familial. Dans une partie ultérieure, Petits et grands, Pierre Péju approfondit sa pensée en racontant l’épisode du petit Picasso qui met en scène le garçon qu’il fut en train de battre avec un fouet magnifique, offert par son grand-père, L’Enfant au pigeon, accroché en affiche sur les murs de sa chambre. L’interprétation psychanalytique de tels actes, assure-t-il, est bien pauvre, « comparée à la multiplicité des contacts imaginaires, réels et affectifs qu’un enfant est alors capable de nouer au fond de son isolement silencieux… et qui le propulsent, à travers le temps et l’espace, bien loin de toute famille ». La littérature ou l’art seuls peuvent prendre en charge de telles expériences et rétablir « le lien magique entre les mots, les choses et les corps ». L’auteur insiste plus loin sur la capacité de certains peintres d’accéder, par-delà apprentissage et savoir, à cette « grande liberté de l’enfance » dont parlait Baudelaire, liberté créatrice trouvant un « geste remontant du fond des âges, d’une sorte de pénombre de l’âme où tout était déjà là ». Dans les tableaux, les collages, les dessins, les découpages de Picasso, de Klee ou de Matisse et plus récemment de Basquiat, il y a l’enfance universelle à la fois source et ivresse, foyer et folie, faiblesse et énergie que les écrivains, ces guetteurs, font aussi vibrer dans leur langue. L’Enfantin fait advenir l’être à son propre langage. Le livre déroule ainsi une véritable fresque littéraire et imagée où se lèvent tous les visages de l’enfant qui nous ont nourris, et parfois consolés, éclairés ou effrayés parce qu’ils étaient tous nos possibles. Quel lecteur n’a pas gardé le souvenir des enfants des contes, celui de Gavroche, d’Alice, de Rémi ou de Poil de Carotte, mais aussi celui inquiétant ou terrible des enfants de Sa majesté les mouches, du Tambour ou de L’enfance d’un chef de Sartre ? Haine, déchaînement des violences, la cruauté de l’enfance s’exerce comme s’exerce à son égard celle de l’adulte qui souvent le rejette, l’instrumentalise ou le sacralise. L’histoire de l’enfance n’est pas lénifiante mais paradoxale et souvent terrible. Pierre Péju, par sa grande culture et la qualité de son style, à la fois précis, lyrique et réflexif, nous ouvre les portes d’une mémoire et d’un savoir qu’il sait rendre accessible. Dans son ouvrage, il y a, explicitées, toutes les manières de considérer et de traiter l’enfance dans la famille et dans la société. Remontant dans le temps et balayant l’espace, il nous parle aussi bien de l’enfant factieux, vagabond ou soldat, de l’enfant sauvage ou primitif, que des enfants égaux de la démocratie. Reprenant les grands textes philosophiques, littéraires ou sociologiques de l’Antiquité à nos jours, il montre l’évolution de la pensée sur l’enfant et son éducation, d’Héraclite à Deleuze. Son essai, par ses références et sa démarche, nous rappelle qu’il est aussi philosophe. Pour conclure, car une œuvre si riche demanderait encore bien d’autres entrées, je redirai ce qui en est pour moi la marque essentielle, cette capacité de faire surgir de l’intime universel et du poétique à l’intérieur d’un savoir didactique et analytique. Je renvoie donc le lecteur à l’essentiel, au bonheur de la lecture, et dans la dernière partie intitulée Adieu !, au récit du rêve qui mêle merveilleusement l’envol et la disparition d’un papillon blanc à ceux de l’enfant qui s’éloigne. Correspondances secrètes : à la source et au terme de toute vie, l’Enfantin mène sa danse, éternelle et éphémère. Sylvie Fabre G. D.R. Texte Sylvie Fabre G. feuilleter le livre |
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Quelle admirable note de lecture sur ce livre de Pierre Péju, "Enfance Obscure" dont j'aime tant l'écriture.
Pour vous remercier de ce bonheur de lecture un petit fragment de "La barque silencieuse" de Pascal Quignard (Seuil) :
"Le mot français d'enfance est extraordinaire. Il vient du latin in-fantia. Il veut dire en français a-parlance. Il renvoie à un état initial, non social, qui fait source en chacun d'entre nous, et dans lequel nous n'avons pas acquis notre langue. Nous sommes du non-parlant qui doit apprendre la langue sur les lèvres des proches. Aussi, quoi que nous apprenions en vivant, en vieillissant, en travaillant, en lisant, nous sommes toujours des chairs où le langage défaille. Nous sommes toujours des anciens enfants, des anciens non-parlants, des bêtes vivipares, des êtres à deux mondes où la langue n'est ni naturelle ni sûre. Il y a une solitude antérieure au narcissisme ; une terrible extase infante ; un délaissement ; une désolation qui fait le début des jours (...) Cette extase abyssale au fond de nous peut se radicaliser jusqu'à l'autisme. Une mélancolie catastrophique précède la conscience, repliant l'âme sur elle en circuit fermé."
P. 64
Rédigé par : christiane | 01 novembre 2011 à 20:50
Je lis ce livre, grâce à votre lecture . Tout ce que vous avez noté m'a pleinement comblée mais voilà que je traverse un domaine du livre que vous avez peu évoqué et qui me trouble. Juste après ce chapitre des adultes qui ont les enfants en haine (terrible), ces couples qui mettent à l'écart l'idée même d'avoir des enfants pour durer dans leur fusion, il y a cette interrogation étrange sur les "grandes personnes" "être adulte, c'est avoir traversé des épreuves... une question de courage..." et plus exactement " cette tension entre l'élan courageux, transgressif, et la tranquillité d'une discipline citoyenne.". Cette analyse du conformisme, cette lâcheté qui peut faire choisir la routine. il écrit alors "Peut-être faut-il avoir admis que l'on porte en soi aussi bien le crime et l'agression que la douceur, la modération et la bienveillance.(...) peut-être faut-il, secrètement, savoir que ni le bien ni le mal ne délivreront jamais personne du malaise et de la frustration."(271)
Merci, Sylvie Fabre G., de m'avoir par cette lecture - confiée à Angèle - conduite vers ces réflexions... décapantes, "ce moment où il faut se défaire de l'enfance", et accepter que ce qui "rapproche douloureusement, c'est la distance elle-même."
Un très beau livre que j'ai traversé lentement comme il se doit...
Rédigé par : christiane | 15 novembre 2011 à 16:07