Source A.Z. Les initiales du nom : elles ne désignent pas le lent parcours d’un bord à l’autre de l’alphabet connu ; mais l’entrechoquement instantané de deux extrêmes, aussitôt renversables : A, la première lettre qui introduit, sémantiquement, l’affirmation virile (andrea), et Z, la dernière, qui soutient la répétition et le zézaiement enfantin (zanze). « J’aime à me mouvoir entre deux pôles très éloignés », dit Zanzotto. Il se meut à toute vitesse entre ses deux propres pôles ― si vite que l’un contamine l’autre : A devient dernière lettre, dernière pause sur le vide, cellule minime, couverture quasi muette et désarmée de la bouche, fin de toute parole possible ; tandis que Z se charge d’une énergie naissante, bruit d’ouverture de page, lame active, enfantine. Entre astre et brin d’herbe : le monde d’A.Z. est sans cesse traversé par le passage d’une masse d’informations gigantesques et minimales, passant et échangeant leurs grandeurs et leurs attributs. Astre et brin d’herbe sont perçus ensemble : mais pas à la façon microscomique de la Renaissance, comme miroirs d’une ressemblance réciproque, éléments calmes et parlants du grand monde des correspondances, d’un monde des signatures dont ils participent au même titre, chacun à sa place assignée. L’ensemble harmonique a éclaté ; rangs et places sont brouillés, chacun des éléments du paysage global peut tout à coup changer d’image, et de sens : le minimal devient démesuré, l’immense se dissout en trace... Et la blessure qui a frappé l’idylle précédente a insinué un peu partout l’angoisse de la conscience, l’indépendance définitive. « Blessure noétique », dit Gadda de celui qui écrit. Chez Zanzotto des élans d’écriture ― pailles de pensée et d’expression ― traversent le monde en n’importe quel point. Comme dans le rêve tout dit « je ». Tout dit « je », à condition de savoir que le « je » a volé en éclats. Je est une « morule » ― petite mûre, microcellule agglomérée, exposée au risque continu de la désintégration complète. Dans les pages d’A.Z. rôde l’image fraternelle douce et menaçante, de Scardanelli. Le je est le lieu d’un langage qui surprend celui qui le prononce. Son expérience ― incessante et sans dernier mot ― inclut la dégradation du paysage familier, et le trauma du vingtième siècle (qui se formule en noms en r : guerre, Hitler) ; ligne de faille qui passe à la fois par le dehors et le dedans, circule à son aise, se retrouve aussi bien dans les dégâts chimiques visibles, sur la terre, que dans les maladies microscopiques des cellules enfermées dans les parois des corps, du corps souffrant. Mais elle inclut aussi, cette expérience, la merveille quotidienne : l’affirmation naissante, renaissante, à partir des présences petites ― animales, végétales, une lettre... L’instance de la lettre dans la littérature... Le texte d’A.Z. fonctionne comme un violent rappel à l’ordre. Il rappelle ce qui le constitue, et qu’on oublie dans l’euphorie du discours dressé, du discours en marche : précisément, la petite lettre, le fragment détaché, indéchiffrable. La poésie se réalise dans une oscillation, dans la contradiction maintenue entre le chant ― joie suspendue de l’écoute harmonique ― et le balbutiement ― l’énonciation qui se cherche et ne peut commencer ― : entre la perfection ― « perfection de la neige » ―, de la formule heureuse dans le langage ― et la dégradation, la perte, le refus têtu de la suite, de la phrase qui referme, suture, rassure... Dans cet univers éclaté, un mythe : mythe de l’origine, mythe de l’universel accessible d’un coup : mythe d’une archilangue à la transparence édénique, que la mémoire pourrait saisir encore, que l’effort poétique peut encore atteindre, ou reconstruire. Origine tout de suite démasquée en désir d’origine, mais illusion génératrice : le « pétel », langue des nourrices à l’usage des nourrissons, langue fondamentale, en quelque sorte préhumaine, et qui contient les noyaux sémantiques de la survivance, de la génération, du sommeil, de l’absence : langage qui se présente directement comme émanation du corps en tant que présence parlante. Ecoute attentive ― écoute maternelle ― de la première enfance enfouie. Langue qui « monte comme du lait ». Mais en même temps, rappelle A.Z., langue comme « morsure d’un sein », et morsure qui veut dire à la fois transport amoureux vers le grand corps nourricier, et aussi énergie de naissance et de mobilité ― désir, dit Z., de « ne pas rester dans cette enfance ». Par là, pétel et folie, comme A et Z, sont pôles éloignés qui se touchent et s’appellent, dans l’incandescence du texte. De la même façon que s’y touchent et y convergent d’autres pôles. Par exemple les noms de référence Pétrarque et Lacan : la tradition codifiée du langage poétique, le déchiffrement de la scission, l’instance de la lettre dans l’inconscient. Ou encore, comme dans un poème de La Beltà : « Hölderlin au bras de Tallemant des Réaux » (la grande dissolution et la petite narration se soutenant, se relançant l’une l’autre)... Toujours, le texte est citationnel. Souvent, il part d’une formule donnée, d’une formule chantante ― phrase poétique réussie, qui comble et enchante la mémoire dans le présent, et demande une suite, dans le présent : citation, et trahison ; déplacement immédiat d’elle, immergée dans un univers linguistique inconnu. Plurilinguisme acharné, et pour ainsi dire « naturel » : l’italien harmonique-historique, le dialecte comme potentialité créatrice, le latin comme racine et comme « grammaire », le français, l’allemand, comme réservoirs de différences organisées, l’hébreu comme langue de Dieu : tout l’arc du langage à traverser, comme exercice obligatoire en vue d’une énigme, qui reste énigme. « Zanzotto est un poète percussif », a dit Montale ; et son « métronome est peut-être le battement du cœur ». Il y a quelque temps des savants italiens auraient capté dans leurs appareils les pulsations de la planète terre, semblables au battement d’un cœur... Grand langage qui pulse et se répond, du tout à la partie, de A à Z, de Z à A. Jacqueline Risset D.R. Texte Jacqueline Risset
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JACQUELINE RISSET ■ Jacqueline Risset sur Terres de femmes ▼ → Une île → (dans la galerie Visages de femmes) un Portrait de Jacqueline Risset (+ un extrait de Introduction de Dante, L’Enfer, Flammarion, 1985) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site du cipM - centre international poésie Marseille) une fiche bibliographique sur Jacqueline Risset |
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"Ceux qui aiment/ne soignent rien/regardent/écoutent battre le sang/qui vient du fond/attendent/la douleur inconnue/volant/sur la montagne"
C'était dans Une île (que vous aviez mis en ligne). Et ces lignes que je découvre de Jacqueline Risset se glissent si justement entre le A et le Z d'Andrea Zanzotto.
Rédigé par : christiane | 28 octobre 2011 à 10:16