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CHAPITRE VI
Le départ
(20 septembre 1519)
[…]
Magellan a passé attentivement la revue de ses hommes, les scrutant au plus profond d’eux-mêmes et se demandant à part lui qui, aux heures critiques, lui restera fidèle et qui le trahira. Sans qu’il s’en doute l’effort a mis des rides à son front. Mais voilà que tout à coup le masque se détend et qu’un sourire éclaire son visage. Mon Dieu ! Un peu plus il allait oublier l’homme qui à la dernière minute est venu à lui d’une façon si imprévue. C’est vraiment par un pur hasard que cet Antonio Pigafetta, jeune italien calme et modeste, fils d’une vieille famille noble de Vicence, est tombé tout à coup dans cette société bigarrée de marins et d’aventuriers. Venu à Barcelone avec la suite du protonotaire papal, à la cour de Charles Quint, le jeune chevalier de Rhodes a entendu parler d’une expédition mystérieuse, qui, par des voies tout à fait inconnues, doit se rendre dans des régions que nul n’a encore atteintes. Il est probable qu’il a lu le livre d’Améric Vespuce, publié en 1507 dans sa ville natale, sur les « paese novamente retrovati », et où l’auteur parle de sa joie « di andare e vedere parte del mondo e le sue meraviglie », et qu’il s’est enthousiasmé à la lecture du célèbre
Itinerario de son compatriote Lodovico Varthema. Lui aussi il se sent tout à coup du désir ardent de voir de ses propres yeux une partie des « choses horribles et grandioses de l’océan ». Charles Quint, à qui il a fait part de son désir, le recommande à Magellan. Et c’est ainsi que surgit brusquement au milieu de tous ces navigateurs, chercheurs d’or et aventuriers, un étrange idéaliste, qui ne se lance pas dans l’aventure pour la gloire ou pour l’argent, mais par amour sincère du voyage, pour la simple joie de voir, d’apprendre et d’admirer.
C’est précisément cet homme qui deviendra pour Magellan le membre le plus important de son expédition. Car qu’est-ce qu’une action qui n’est pas racontée ? Un exploit n’entre pas dans l’histoire du seul fait qu’il a été accompli, mais seulement parce qu’il a été transmis à la postérité. Ce que nous appelons l’histoire n’est nullement la somme des événements qui se sont déroulés dans le temps et dans l’espace, mais seulement la petite partie d’entre eux qui est passée dans l’œuvre des poètes et des savants. Que serait Achille sans Homère ? Sans l’historien qui les raconte ou l’artiste qui les recrée sur le plan de l’art les plus grandes figures resteraient à tout jamais ensevelies dans l’ombre et les prouesses les plus héroïques tomberaient irrévocablement dans la mer insondable de l’oubli. Nous ne saurions que très peu de choses sur Magellan et son expédition si nous n’avions que la
Décade de Pierre Martyr, la courte lettre de Maximilien Transilvanus et les quelques sèches indications et livres de loch des différents pilotes. Seul ce petit chevalier de Rhodes, cet inutile en apparence, a fait connaître à la postérité l’exploit de Magellan.
Assurément ce brave Pigafetta n’est pas un Tacite ou un Tite-Live. Dans l’art d’écrire tout comme dans l’aventure il n’est qu’un très sympathique dilettante. La connaissance des hommes n’est pas son fort, et c’est ainsi qu’il semble avoir complètement ignoré les conflits qui ont éclaté entre Magellan et ses capitaines. Mais précisément parce qu’il se soucie peu de l’ensemble, il observe avec la plus grande attention les détails et les mentionne avec la précision allègre d’un écolier racontant une excursion dominicale. Son témoignage n’est pas toujours très sûr, et plus d’une fois il avale les bourdes les plus énormes que lui racontent les vieux pilotes, qui reconnaissent tout de suite en lui le novice. Mais ces faiblesses Pigafetta les rachète amplement par le soin avec lequel il décrit les moindres faits, allant jusqu’à interroger les Patagons à la façon de la méthode Berlitz, ce qui lui a valu, sans qu’il s’en doutât, la gloire d’avoir ébauché le premier dictionnaire de vocables américains. Mais un honneur encore plus grand devait lui échoir : car c’est bien Shakespeare qui a utilisé pour sa
Tempête une scène de voyages de Pigafetta. Que peut-il arriver de plus beau à un écrivain médiocre que de voir un génie utiliser pour son œuvre immortelle quelque chose de lui, l’emportant ainsi, dans son vol d’aigle, vers les sphères éternelles ? […]
Maintenant qu’il s’est acquitté du dernier devoir qu’il lui restait à accomplir sur terre, l’heure du départ est venue pour Magellan. Sa femme, avec laquelle il a eu la première année heureuse de sa vie, est devant lui, tremblante. Elle tient dans ses bras le fils qu’elle lui a donné, les sanglots lui secouent le corps. Il l’embrasse une dernière fois, il donne une dernière poignée de main à Barbosa, dont il emmène avec lui le fils unique, puis, rapidement, pour ne pas se laisser attendrir par les larmes de sa femme, il monte dans le canot qui le conduira à San Lucar, où l’attend sa flotte. Une fois encore, après s’être confessé, Magellan communie avec tout l’équipage dans la petite église de San Lucar. À l’aube — ce mardi 20 septembre 1519 sera désormais une date historique — les bateaux lèvent l’ancre, les voiles flottent au vent, les canons tonnent, saluant la terre qui peu à peu disparaît dans le lointain : le plus long voyage de découvertes, l’aventure la plus hardie de l’histoire a commencé.
Stefan Zweig, Magellan [1938], Éditions Bernard Grasset, Les Cahiers Rouges, 2001, pp. 124-125-126-130-131.
Magellan, en vue de la Terre de Feu,
découvre le détroit qui portera son nom (octobre 1520).
Gravure de Jean-Théodore de Bry, vers 1590,
Paris, Bibliothèque nationale de France.
« Le 8 septembre 1522, la Victoria, un petit bâtiment de 85 tonneaux, commandée par Sebastian del Cano et portant à son bord dix-huit hommes, était de retour à Séville. C’étaient les seuls rescapés d’une expédition partie trois ans plus tôt avec quatre navires formant la flottille du Portugais Fernão de Magalhães, envoyé à la recherche de la route des Indes par l’ouest. Contournant le nouveau continent récemment découvert, celui que nous appelons Magellan franchit, à l’extrême sud de l’Amérique, le détroit auquel il donna son nom et, le 28 novembre 1520, pénétra dans le grand océan qu’il dénomma Pacifique. Naviguant toujours vers l’ouest, Magellan avait en effet atteint l’Extrême-Orient et débarqué aux Philippines. Il y mourut dans un combat, à Mactan, le 27 avril 1521.
Jacques Brosse, « Les premiers voyages autour du monde », 1519-1764, in Les Tours du monde des explorateurs, Éditions Bordas, 1983, page 11. Préface de Fernand Braudel.
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