Mark Rothko, No. 14, 1960
Huile sur toile, 290,83 cm x 268,29 cm
Collection SFMOMA, Helen Crocker Russell Fund purchase
© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko/
Artists Rights Society (ARS), New York.
Source : San Francisco Museum of Modern Art
LES INCERTITUDES DU DÉSIR
Une nuit à Reykjavík. C’est le titre que Brina Svit, il y a maintenant deux ans, avait déjà en tête pour son futur roman. Elle tenait à portée de doigts l’intrigue qui la conduirait en Islande, elle en savourait par avance tous les ressorts. Son projet – elle en parlait avec feu –, construire son roman autour de trois données simples : un lieu unique. Ce serait Reykjavík. Un seul moment. Ce serait une nuit. Une seule action : ce serait une nuit d’amour entre un homme et une femme. La plus longue nuit d’amour. Un roman resserré jusqu’à l’épure dans le cadre étroit de la tragédie classique, le tragique en moins. En apparence seulement, si l’on considère que l’essence même du tragique se trouve ici condensé dans le rien. Car, au-delà de l’errance psychologique et sentimentale de Lisbeth, il ne se passe rien à Reykjavík. Rien de ce que Lisbeth avait prévu.
Le projet de Brina Svit et celui de Lisbeth se rejoignent, se recoupent. Comment retenir entre ses bras une nuit durant, la nuit la plus longue qui soit, un homme que l’on connaît à peine ? Comment mener à bien, de bout en bout, dans une construction irréprochable, une intrigue construite sur un projet aussi mince que celui qui se fonde sur l’idée d’inventer pour son héroïne la décision de coucher avec un homme ? C’est tout le talent de Brina Svit qui tient son lecteur prisonnier, une nuit durant, dans une chambre d’hôtel impersonnelle. Car, en dehors d’une échappée au phare, par les rues glaciales de Reykjavík, tout se passe entre la chambre 47 et sa salle de bains. C’est là que, selon les prévisions de Lisbeth, doit se dérouler la nuit la plus longue entre elle et l’homme qu’elle a choisi et qu’elle connaît à peine. Lui, c’est l’Argentin. Eduardo Ros, « taxi dancer » adulé des dames. Il arrive tout droit de Buenos Aires, tous frais payés. La nuit, c’est une nuit longue de janvier, le mois le plus hostile et le plus froid. Une nuit « qui commence à quatre heures de l’après-midi et se termine vers onze heures et demie le lendemain ». Une éternité, quoi !
Que se passe-t-il entre Eduardo et Lisbeth ? La nuit rêvée sera-t-elle de feu ?
En trente-six chapitres assez brefs, Brina Svit guide son lecteur à travers les mailles de l’attente dans les méandres de la vie de Lisbeth. Une vie ordinaire, construite sur les faux-semblants et l’illusion, faite d’amours de fortune et de mensonges, de drames et de chagrins. Une vie qui tient en haleine au bord même du néant d’une existence et déjoue les entreprises de Lisbeth. Lisbeth qui décide de tout, qui a tout prévu. Sauf...
Au-delà des échanges tissés de silence, d’incompréhension ou de rancœur entre Lisbeth et Eduardo, d’autres dialogues surgissent entre l’ailleurs et l’ici, le passé et le présent. D’autres personnages satellisent le récit, qui diffèrent la rencontre que le lecteur attend et éclairent progressivement d’un jour nouveau la personnalité de Lisbeth. Lisbeth qui, décidément, organise tout, mais qui a laissé filer sa nuit. Qui voudrait tout reprendre à zéro mais se délite, meurtrie, dans le drame.
D’un chapitre à l’autre ― la chute de l’un annonçant la reprise de l’autre ―, les tableaux s’enchaînent, mettant en relief les motifs propres à l’univers de Brina Svit. La question des identités multiples ; celle des langues et du passé simple, chère à l’auteur slovène qui, depuis Moreno, écrit directement en français. Le rapport mère-fille, fait de tensions, d’incompréhension et de ruptures. Les fils rouges s’entrecroisent qui font apparaître en filigrane le monde du tango niché jusque dans le leitmotiv du « salon Caning sur Scalbrini Ortiz » et l’univers de l’art. Rachmaninov ― Rhapsodie sur un thème de Paganini ― est l’obsession de Lucie Sorel, la « petite sotte de sœur » de Lisbeth. Et les ciels changeants de Rothko sont posés en toile de fond sur la nuit de Lisbeth :
« un Rothko magnifique dans le ciel délicatement ouaté, on dirait le numéro 14, le bleu nuit et orange, avec une bande de séparation grise entre les deux bandes de couleur. » [...] « Le Rothko bleu et orange, l’un de ses préférés, s’assombrissait à vue d’œil à l’horizon. »
Mais les nuits de Rothko, le peintre favori de Lisbeth, trouvent leur contrepoint négatif dans les toiles médiocres du flamand Afton Diddens – ses « petites tomates écrasées sur fond jaune »–, que Lucie Sorel affectionne tout particulièrement. De même, les séries de Lucie Sorel, photographe, son souci du « détail » qui change tout, renvoient-elles à « la géométrie mystérieuse » qui sous-tend le roman de Brina Svit. « Deux, trois choses » suffisent parfois pour construire une histoire. Et c’est dans ce minimalisme, conduit con brio, que Brina Svit puise sa force et son originalité. Sa définition du roman se lit dans la définition que Lucie aurait dû donner à ceux qui l’interrogent sur son art :
« Que photographiez-vous ? Les choses qui vont disparaître : un bouquet de tulipes. Une pluie de pétales de tournesol dans l’évier... un nuage... un sourire... Un geste... Ma sœur... Moi... Ma peur... Tout cela est organisé, mis l’un à côté de l’autre, créant un rapport, une tension, une idée, une vision du monde. C’est ça, l’art. Ce ne sont pas que les perles, c’est le fil. »
Oui, c’est tout cela l’art de Brina Svit. Un art qui, à travers « les incertitudes du désir », nous conduit vers un « commencement du monde ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|
Ah Brina Svit enfin ! Cela faisait longtemps...
Rédigé par : Amaryllis | 01 août 2011 à 18:07
Je pense que Brina Svit est partie, plus qu’un écrivain homme, d’un rêve mythique propre aux femmes, pour penser sérieusement au mot comme à un fil, mais au fil comme moyen et comme métaphore surtout pour filer avec la nuit les desseins (et dessins , à quoi s’emploie Lucie) les plus astucieux afin de déjouer les arnaques de la vie que la femme est la plus fine à déceler. En nommant fil, je pense à fille et fils d’ailleurs que l’étymologie latine renvoie au terme filia sous lequel je pressens cette filiation.
Le désir de l’autre n’est qu’un brin de fil - comme le montre si bien Angèle à travers son titre : "Les incertitudes du désir" - posé quelque part dans la trame de ce magnifique tissage, tapis volant qui me rappelle le tapis tissé par Keltoum, la femme de Keblout, dans le texte magistral de Kateb Yacine intitulé : "Keblout ou la corde tranchée".
C’est fou comme la femme peut en une nuit plier le monde et le mettre dans un livre! Mais pourquoi "fou" ? Combien il est sage de savoir filer et défiler en une nuit , la plus longue nécessairement, le tapis de sa vie et passer le lendemain à autre chose qui recommencera le chemin ou comme dit Angèle : "nous conduit vers un" "commencement du monde".
D’Atropos, d’Ariane et de Pénélope, Brinat Svit a appris à tisser hautement astusieusement, et pourtant c’est de la femme d’Ulysse, tisseuse persévérante et grande amoureuse d’un époux qui, lui, tisse la vie à travers la corde tendue de son arc, qu’elle semble le plus tenir. Mais n’a-t- elle pas assez côtoyé cette aïeule, recluse dans sa chambre comme un écrivain, pour comprendre qu’écrire, c’est tisser ?
Mais une toile haut de gamme qui fait réapparaître infiniment par le mot dans le fil ce qui dans la vie a tendance à dispaître fatalement.
Plus que la perle, et l’auteur le dit, le fil, cordon ombilical plus métaphorique que réel, tisse, embellit et nous lie à ce qui fait de nous des êtres "attachants".
Rédigé par : Mahdia Benguesmia | 06 août 2011 à 18:55
Merci,Mahdia, pour l'analyse très subtile que vous nous proposez. Je pense en effet qu'elle correspond assez à Brina S. qui est à la fois une grande amoureuse et un grand écrivain. Brina S. connaît l'art de tisser et de détisser - à l'infini- mots et sentiments. Mais le dernier roman de B.S porte également au coeur de sa trame une réflexion plus sombre, sur la mort et sur le deuil.
Bonne lecture à toi, Amaryllis. R.V le premier septembre.
Rédigé par : Angèle | 16 août 2011 à 23:42