Le 5 août 1907 naît à Carnac, en Bretagne, Eugène Guillevic. Élevé jusqu’à l’âge de vingt ans dans la pratique du breton, sa langue maternelle, Eugène Guillevic ne découvre que fort tard la langue française. Qui devint néanmoins sa langue poétique. Une langue dont le souci de réalisme est à l’opposé du lyrisme fantastique mis au premier rang par les surréalistes, et des préoccupations métaphoriques qui l’accompagnent. « La métaphore, déclare-t-il, n’est pas, pour moi, l’essence du poème. Je procède par comparaison, non par métaphore. C’est une des raisons de mon opposition au surréalisme. Pour moi, comme pour Jean Follain, une chose peut être comme une autre chose, elle n’est pas cette autre chose » (Vivre en poésie, entretien, 1980). Le « matérialisme » de Guillevic rapproche le poète de Francis Ponge et le Terraqué (1942) du poète breton s’inscrit dans la même veine que le Parti pris des choses paru la même année. Pour autant, ce « matérialisme » quotidien est loin d’être dénué de sa part de sacralité et Guillevic définit ainsi le poète : « Pour moi, le poète doit aider les autres à vivre le sacré dans la vie quotidienne […] Voilà ce que j’appelle vivre en poésie. Vivre le sacré dans le moindre de ses gestes. »
à Francis Ponge. Le temps qui peut changer Le nuage en nuage Et le roc en rocaille, Qui fait aussi languir Un oiseau dans les sables Et réduit au silence De l’eau pure tombée Dans l’oubli des crevasses, Le temps existe à mi-chemin. * Dans l’arbre privé de fruits et de feuilles Qui déjà se lasse Des rameaux jouant pour ne pas trop voir Le soleil couchant, Une pomme est restée Au milieu des branches Et rouge à crier Crie au bord du temps. * La porte en bois mouillé Au fond du jardin Qui n’ouvrait pas, Elle en savait plus long Sur les moisissures Et le fer des gonds Et nous a poussés Dans les bras du temps. * Des rapports sont là Entre vent et temps. Mais toujours de l’ordre de la mer, Comme des écailles, Et nous sommes exclus. * Il y a plus de temps Dans un chaudron troué, Gagné par les orties, Ou touché du soleil Dans la cuisine égale Que sur la route Et les cadastres. * Entre deux méfaits Le temps vient toucher L’ombre son épouse Au plus creux des chambres Et c’est elle qui sait Comment vont les plaies. * Un autre temps parfois vient se donner en nous Le volume ou le poids. Et nous voici pareils À la pomme acceptant De s’enfoncer dans l’air, chargée du bleu des jours Et de la peur qui fait les nuits, Ou pareils à la mare Dessous les nénuphars et les nuages Quand l’eau se pèse au poids de son heureux silence. On ne possède rien, jamais, Qu’un peu de temps. * Notre désir était d’aller toujours plus vite Et plus loin que le temps, De plonger avant lui dans le plomb de la masse Qui est ce qui n’est pas encore, De saisir un objet Que le temps n’aurait pas encore habitué Et, couché contre lui près de la rive obscure, De voir le temps peiner vers nous À travers siècles et nuages. Guillevic, Exécutoire [1947] in Terraqué suivi de Exécutoire, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 1968, pp. 164-165-166-167. Préface de Jacques Borel. |
GUILLEVIC Source ■ Eugène Guillevic sur Terres de femmes ▼ → Carnac, traduit en corse par Francescu-Micheli Durazzo → A → À Denise Le Dantec → Rites |
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De saisir un objet
Que le temps n’aurait pas encore habité
Et, blotti contre lui d'inventer son histoire
qui est comme une mare noyant toute présence
Rédigé par : delivre | 07 août 2011 à 15:09
En lisant ce poème sur le "Temps" qui tranche comme un couteau pour faire valoir une vérité, comme celle des soufis mais pas celle des soufis car toute vérité est unique selon ce que je comprends de cette lumière levée sur la comparaison de Guillevic, je saisis peut-être ce que « vivre le sacré » signifie pour ce poète illuminé : une oreille attendrie jusqu’à l’extrême soumission aux bruits du silence, un œil qui peut glisser dans l’écorce d’un arbre et comprendre que l'arbre aussi regarde et souffre de son incomplétude à réaliser ses vœux , une main qui sait que la moisissure n’est pas uniquement le destin malheureux d’une porte bienfaisante et pourtant délaissée au fond d’un jardin . Et plus encore, et que je ne saurais ouvrir dans cette brèche du temps, dans ce monde parallèle qui certainement existe - " Tout ce qu’on nomme existe" dit lumineusement Paul Eluard avant que ne vienne trancher la science - et lequel me montre combien je suis à peine à l’enfance de mon humanité.
Rédigé par : Mahdia Benguesmia | 08 août 2011 à 11:57
Je ne connais pas les vérités des soufis, Mahdia, mais je retrouve dans votre réflexion des approches identiques à celles que je trouve sous la plume de Christian Doumet au sujet de la hutte de Thoreau. Le "solitaire de Walden", retranché au coeur de la Nature et en adéquation totale avec elle capte dans le silence "le pouls de l'étang". Espace et temps deviennent poreux, les limites qui les séparent ordinairement s'estompent. Rien d'autre ne compte plus tant que la vie des fourmis et même des brins d'herbe. Sagesse? Peut-être! Dont Emilie (Delivre), nous donne quelques notes. Très belles!
Rédigé par : Angèle | 16 août 2011 à 23:29