Chroniques de femmes - EDITO
Éphéméride culturelle à rebours
Le 1er juin 1310 est brûlée en place de Grève à Paris Marguerite Porete. Image, G.AdC UN CHEMIN. VOILÀ TOUT. D’abord brûler le livre. L’évêque de Cambrai, Guy de Colmieu, l’ordonne et il en sera fait ainsi sur la place publique de Valenciennes en 1300. Puis amener l’auteur devant l’Inquisition. Voici le second acte, le 11 avril 1309 : ils sont là, vingt-et-un maîtres en théologie ― les plus reconnus ― convoqués en l’église des Mathurins, siège administratif de la Sorbonne, par Guillaume de Paris, confesseur de Philippe le Bel et inquisiteur officiel de France. Les juges sont présents mais font face à une absente, la place de l’accusée est vide, Marguerite Porete ayant refusé de comparaître, comme un cautionnement de facto aux thèses du Libre Esprit, mouvement auquel un des chefs d’accusation lui reproche d’adhérer. Mais, en vérité, un autre crime plus grave pèse sur elle : Le Miroir des simples âmes anéanties qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour. Ce livre est l’œuvre d’une vie. Le dépouillement, le recueillement, l’intimité avec soi qui traversent l’ouvrage poussent si loin l’exigence que, si l’on s’en réfère à la définition lacanienne [1], Marguerite Porete ne pouvait être qu’une des plus hautes figures de l’hérésie. Qui est-elle ? On sait peu de choses de sa vie. Née à Valenciennes probablement en 1250, Marguerite fait preuve d’une culture solide, aussi bien théologique que profane. Pour le reste, son béguinage, quoique probable, n’est pas certain, et certains auteurs supposent – à la lecture de sa critique des « Vertus » – qu’elle fut tentée par l’ascèse monacale. Quant à son ouvrage, curieux destin que ce livre, lequel fera corps avec celui de Marguerite la béguine. La nécessité d’une conversion de l’âme implique une non-complaisance absolue. Marguerite eut l’impertinence de sa pertinence, notamment envers la hiérarchie ecclésiastique : « Ces gens que je traite d’ânes, ils cherchent Dieu dans les créatures, dans les monastères par les prières, dans les paradis créés, les paroles humaines et les Écritures. » La spiritualité rhéno-flamande, qui unit mystique de l’Amour et mystique de l’Être, sous la plume de l’un de ses grands précurseurs pourrait se résumer ainsi : non pas se limiter à devenir semblable à Dieu, mais « devenir ce que Dieu est. » [2] Sous ce jour, le crime de Marguerite Porete la béguine était impardonnable, il avait avant l’heure l’imprescriptibilité des crimes contre/pour l’humanité. Il transmet une essentialité, sans possibilité d’esquive, d’où son rayonnement, sa transmission têtue, jusqu’à ce que fut redécouvert, en 1946, le véritable auteur du Miroir (attribué longtemps par erreur à Marguerite de Hongrie !) sous l’effet du travail de Romana Guarnieri (Il Movimento del Libero Spirito (Testi e Documenti), Roma, Edizioni di Storia e letteratura, 1965). Quel tribunal jamais pourrait annihiler telle insistance, tel brûlot ? Restait le feu par le feu… Troisième acte : le 1er juin 1310, place de Grève, à Paris : le bûcher consume Marguerite Porete. C’était oublier la parabole biblique du talent ; le rare, le précieux (le Talent étant originellement l’unité de paiement) prolongent leur force intrinsèque, ils survivent au gâchis, la valeur détrône la brutalité. Que reste-t-il de la béguine Porete ? D’une phrase, Marguerite de Hainaut est passée Maître dans la doctrine et la pratique du pur amour dont son Miroir révèle simplement l’enseignement. Une voie initiatique en somme. Un chemin. Voilà tout. Simplement une voie/voix. Pareille homonymie tendant à révéler ce que ― osons cette hypothèse ― l’exploration de l’écriture recèle d’intériorité nécessaire. Faut-il entendre que le sens profond de l’écriture serait dans son économie et son point culminant dans le silence ? On le croirait presque, à la lecture étonnante du chapitre CXIX intitulé : Comment l’Âme qui a fait écrire ce livre s’excuse de ce qu’elle l’a fait si long en paroles alors qu’il semble modeste et bref aux Âmes qui demeurent en néant et que l’amour a amenées à cet état ! Oui, on sait peu de choses de la vie de Marguerite, mais qu’importe après tout puisqu’elle a su nous léguer l’essentiel. Comment définir le précieux, la rareté ? En guise de réponse s’imposent les mots de Claude Louis-Combet, lequel est un de ceux ― parmi les auteurs masculins ― qui savent transmettre la femme. Alors, empruntons ses mots : « Tout ce que son être de femme ― en cette ère des brutes ― lui avait révélé de spécifiquement féminin dans son expérience chrétienne : une qualité d’amour, d’abandon de soi, de renoncement et d’effacement, une liberté et une légèreté d’être, une musique des mots, un rythme du souffle dans le verbe ― une incarnation radicale de la langue dans la raison théologique. » [3] Sylvie E. Saliceti 1er juin 2011, Bois-Luzy D.R. Texte Sylvie E. Saliceti pour Terres de femmes ____________________________________ 1. Pour Lacan est hérétique celui qui choisit « la voie par où prendre la vérité. ». Lacan cité par Luc Richir, Marguerite Porete, Une âme au travail de l’un, Éditions Ousia, 2002, pp. 9 et 137. 2. Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères de Mont-Dieu, dite aussi Lettre d'or, cité par Claude Louis-Combet, in Marguerite Porete, Le Miroir des simples âmes anéanties, Éditions Jérôme Millon, Collection Atopia, 1991, rééd. 2001, page 11. 3. op. cit. supra. Adonc est cette Âme comparable à l’aigle, parce qu’elle vole haut et très haut, plus haut encore qu’aucun autre oiseau, car elle est empennée de Fine Amour. Elle regarde plus clairement la beauté du soleil, le rais du soleil, la splendeur du soleil et du rais qui lui donne nourriture de la moelle du haut cèdre [4]. […] XXIII Comment cette Âme a deux potences et comment elle est ivre de ce que oncques elle ne boit Amour Cette Âme affranchie s’appuie sur deux potences, l’une à droite, l’autre à gauche. De ces deux potences, l’Âme est forte contre ses ennemis, comme château sur motte de mer, que l’on ne peut miner. L’une de ces potences, qui tient l’Âme forte contre ses ennemis et qui lui garde les dons de sa richesse, c’est la vraie connaissance qu’elle a de la pauvreté de soi-même. La potence de gauche sur laquelle elle s’appuie en tout temps, c’est la force. Et celle de droite est la haute connaissance que l’Âme reçoit de la Divinité pure. Sur ces deux potences, l’Âme est appuyée, grâce à quoi elle n’a garde de ses ennemis, ni à droite ni à gauche, car elle est si ébahie de la connaissance de sa pauvreté qu’elle semble parfaitement stupide au monde et à elle-même. Et elle est tellement ivre de la connaissance de l’Amour et de la grâce de la Divinité pure, qu’elle est toujours ivre de connaissance et remplie de louange de l’amour divine. Et ivre non seulement de ce qu’elle a bu, mais très ivre et plus qu’ivre de ce que oncques ne but ni jamais ne boira. Raison Ah ! pour Dieu, Amour ! qu’est-ce à dire que cette Âme est ivre de ce que oncques elle ne but ni jamais ne boira ? Il semble, à ce que je puis entendre de ces paroles, qu’il est plus important, pour cette Âme, de s’enivrer de ce que son ami a bu et boira de la divine boisson de sa bonté même, que de ce qu’elle a bu et boira de la divine boisson de ce même tonneau. Amour C’est exact : le plus la rend ivre, non qu’elle ait bu de ce plus, ainsi qu’il a été dit ; mais il en est ainsi parce que son ami en a bu, car, entre lui et elle, par la transformation de l’amour, il n’est pas de différence, quoi qu’il en soit de leurs natures. Amour fait en sorte que cette transformation, qui a entraîné l’ivresse de l’Âme, ne soit jamais autre. Il advient bien qu’il y a plusieurs bondes sur un tonneau, mais le plus clair vin et le plus nouveau et le plus profitable et le plus délectable et le plus enivrant est le vin de la bonde de dessus. C’est la boisson souveraine, de laquelle nul ne boit sinon la Trinité. Et de cette boisson, sans qu’elle en boive, l’Âme anéantie se trouve ivre et ivre l’Âme oubliée, mais très ivre et plus qu’ivre de ce que oncques ne but ni jamais ne boira. LXXIII Comment il faut que l’esprit meure afin qu’il perde sa volonté Raison Mais dites-moi, pour Dieu, dame Amour, je vous en prie, pourquoi faut-il que l’esprit meure pour perdre sa volonté. Amour Parce que l’esprit est tout plein de volonté spirituelle et que nul ne peut vivre de vie divine aussi longtemps qu’il a volonté, ni avoir satisfaction s’il n’a perdu volonté. Et l’esprit n’est pas parfaitement mort tant qu’il n’a pas perdu le sentiment de son amour et que sa volonté n’est pas morte, laquelle lui donnait vie, et c’est dans cet abandon que le vouloir se trouve plein de satisfaction du plaisir divin. Et en cette mort croît la vie supérieure qui toujours est libre ou glorieuse. [5] […] Marguerite Porete, Le Miroir des simples âmes anéanties, Éditions Jérôme Millon, Collection Atopia, 1991, rééd. 2001, pp. 79-80-81-82-153-154. Traduit de l’ancien français par Claude Louis-Combet. Texte présenté et annoté par Émilie Zum Brunn. Préface de Claude Louis-Combet. ____________________________________ 4. Note de la présente édition : Maître Eckhart commence par cette citation son Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, pour expliquer le verset initial de cet Évangile : « dans le principe était le Verbe » : « Le grand aigle aux vastes ailes, aux membres étirés, couverts de plumes multicolores, vint au Liban et prit la moelle du cèdre. Il arracha le plus haut de ses rameaux et le transporta au pays de Canaan. » Ez. 17, 3-4. La moelle ― façon dont la Vulgate traduit la cime ― du cèdre figure le terme le plus élevé de l’itinéraire spirituel. 5. Le cinquième état, de franchise, qui ouvre sur la vie glorieuse dès le sixième état. |
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Très belle note de lecture, Sylvie. Intimité jamais atteinte mais tellement intériorisée que son âme devient palpable, saisissable. Quelle énigme... Un signe... Un acte libre de foi, de puissance créatrice. Une écriture rebelle et pure traversant, éphémère, le temps et l'espace. Un accomplissement. Une voix.
Rédigé par : christiane | 09 juin 2011 à 08:30
Bonjour Christiane, et puisque vous m'en donnez l'occasion, merci à plusieurs titres: pour votre intérêt depuis la Mésopotamie jusqu'à Marguerite Porete - quel lien me direz-vous ? J'y vois l'étrange et absolue modernité de revendiquer ce que, dans leurs avancées, nos sociétés ont appris à refuser : l’imprenable de cette intériorité que vous évoquez, plus avant des origines, comme son instant initial, un lieu voué aux racines, en un mot la part irréductible de l’invisible.
Cordialement,
A vous rencontrer ici ou là, avec plaisir
Sylvie
Rédigé par : Sylvie-E. Saliceti | 10 juin 2011 à 11:56