Chroniques de femmes - EDITO Chronique de Déborah Heissler
Martin Ziegler, Notes Laura Fiori,
éd. Laurence Mauguin, Paris, 2011.
LES NOTES LAURA FIORI DE MARTIN ZIEGLER,
FRAGMENTS D’UN IMAGINAIRE AMOUREUX
la bouche s’écrête
fondant le feu froid
la clairière s’étoile à partir des routes
un bouquet de basilic habite
un sein pour tresser la main en panier
vacance de la roche
les chemins de la campagne nous reconduisent sous leur couverture de givre
le prédicat et la faux s’amenuisent devant le ciel
de l’herbe
le soir aimait
Martin Ziegler, Chemins à fleur autrement blancs,
Éditions L. Mauguin, 2000, sans folio.
À parcourir les Notes Laura Fiori de Martin Ziegler, le sentiment, l’impression, d’emblée ressentis de pénétrer un tableau, sa diégèse – si tant est qu’il soit possible d’emprunter, avec à propos, ce terme pour les peintres également –, par le biais du regard et de la focalisation, plans, dévoilement, focalisation, et pour mieux examiner les lignes de force qui à la fois parcourent ces proses et guident notre œil. Et d’emblée aussi je tente, comme l’écrivait également Roland Barthes, de m’arracher à l’Imaginaire amoureux : mais l’Imaginaire brûle par-dessous, comme de la tourbe mal éteinte ; il s’embrase de nouveau ; ce qui était renoncé resurgit […] (Fragments d’un Discours amoureux, Seuil, Collection Tel Quel, 1977, page 126).
Perspective d’abord longue de prairies vert amande, elle puis lui – comme là en défaut –, natures mortes, lit plissé de neige, lèvres lithiques… Comment se construit-elle donc la diégèse au sein du récit, l’histoire qui se raconte au sein de l’histoire, à la fois imagée mais également imageante ?
Séquence 1 – extérieur jour
Tableau
Si l’œil commence par embrasser à perte de vue un paysage, image a priori fixe, tableau, perspective, cette dernière appelle d’emblée le regard, son mouvement, au travers de la route qui serpente (on relèvera ici l’allusion à la Genèse, l’isotopie édénique ou bien l’évocation du jardin secret), et cela jusqu’au lit d’une rivière débouchant chacune, route ou rivière, presque immanquablement sur une […] coupe claire au pied de la paroi. (s.f., incipit) |
À perte de vue, à peine coupées ici et là par le serpentement d’une route, prairies vert amande que teinte comme une brume d’œillets sauvages, de pavots nains, d’orchidées naines qu’on appelle ici manettes, d’herbes odorantes de toutes sortes, où le cœur aimerait et se laisse quelquefois aller à courir, à embrasser et à étreindre à l’aveugle par brassées entières les tiges courtes souvent coupantes et tomenteuses de ces étendues royales à défaut de pouvoir découvrir quelque jardin secret au sortir d’un de ces chemins forestiers aussi nets qu’un lit de rivière qui débouchent presque immanquablement sur une dernière coupe claire au pied de la paroi. (s.f., incipit) |
Jeu du regard et de sa transgression (on étreint à l’aveugle) ou encore de la pulsion scopique et de l’obstacle (pied de la paroi), du regard qui vient buter, arrêté presque immanquablement – comme le suggèrent dans ce passage l’abyme du « cliché », convenu si l’on veut, et celui consécutivement de la fiction dans l’image – au pied de la paroi.
Séquence 2 – corps enchaîné/fondu extérieur jour
Elle
Apparition. Comme il suffirait de tourner une page pour que l’obstacle tombe. Intrusion alors du corps féminin dans le discours, lèvres, langue, où la métaphore – lèvres lithiques – force la figuration, le référent, l’écriture également lorsque celle-ci se veut exclusivement filmique et quasi synoptique, légèrement elle s’incline, pour sous-tendre la pratique scénarique. |
Légèrement elle s’incline. Et légèrement tressaille ce qu’en servant elle offre. Et comme elle se retire pour se taire tout en préservant intact son présent, ce qui serait à venir se scelle à l’image de ses lèvres. Lithiques lèvres légèrement ourlées de pâle qu’humecte non sans retenue une langue très lisse et qui semble autant vouloir en rehausser l’éclat que se délecter d’elles dans quelque union célibataire. (s.f., page suivante) |
Puis le relais de la métaphore et légèrement tressaille ce qu’en servant elle offre. On se trouve alors là « au bord de » sans cesse, à la commissure des lèvres littéralement et du discours au figuré – ce qui serait à venir se scelle à l’image de ses lèvres. Isotopie de la pierre, lèvres scellées (ou tues) et baisers solitaires, langue très lisse et qui semble autant vouloir en rehausser l’éclat que se délecter d’elles dans quelque union célibataire. |
Séquence 3 – tombe extérieur jour
Lui |
Telle une marque pour ne pas être en reste et rivaliser encore de funestes fabrications, énième évocation de : la touffeur d’air tremblant, les ifs nombreux dans et ceignant le cimetière. (Flanquant l’entrée du « château », côté champs, les deux douglas géants, ses contemporains.) Demi-jour en Creuse – le poème télégraphié (?) en cette funèbre circonstance. Lui, manquant où il est, comme là en défaut, imminence toujours passée.
Frêle bruit sourd d’oisillon chu des roses sur la planche ponctuant les pas, approchant, partant. Une cinquantaine de roses avant l’ultime poignée de terre fine rappelant vaguement celui de la pluie. (ibid., paragraphe suivant) |
Célébrations funèbres, alors qu’on vient de l’évoquer tout juste, elle, cette femme qui s’offrait – préservant son présent – et lui, dans la position du voyeur, dont on ne sait au final s’il ne s’agit pas aussi du narrateur scrutant la collusion du paysage avec les lèvres de celle qui s’incline, puis se retire, ou bien, lui, l’absent, manquant où il est, comme là en défaut, imminence toujours passée. Point le plus sensible de ce deuil.
Progressivement aussi, intrusion sonore (du frêle bruit sourd d’oisillon chu des roses sur la planche ponctuant les pas, doublée de la poignée de terre fine rappelant vaguement celui de la pluie qui clôt l’évocation de la mise en terre).
Les cadres du récit étant posés, les séquences de proses à partir de là s’enchaînent et s’appellent l’une l’autre, articulant la diégèse au sein du récit sur la coïncidence entre le « deuil amoureux » et le détail, à peine crypté, d’une « Nature morte » de pommes telles des joues […] avec de toutes petites mouches presque invisibles voletant d’un calice à l’autre. Articulation forte du recueil, que nous relevons en ne numérotant plus les séquences mais en les désignant par « n, n+1 et nième » désormais.
Séquence n – mouches enchaîné/fondu intérieur jour
Natures mortes |
Candide présent de l’aube. Deux corbeilles de pommes déposées devant la porte par la voisine. Rouges et rondes comme il se doit, telles des joues. Avec de toutes petites mouches presque invisibles voletant d’un calice à l’autre. (s.f.) |
Jouissance de l’image candide présent de l’aube dans la plus simple tradition picturale du XVIIIe siècle, baignant de lumière deux corbeilles de pommes déposées devant la porte par la voisine – synecdoque du visage féminin à peine esquissé, rouges et rondes […], telles des joues, où de toutes petites mouches presque invisibles volètent d’un calice à l’autre, insinuant la pertinence sémique au sein du complexe métaphorique deuil / nature morte / mouches. Pour rappel, une « mouche » à cette époque, désigne également le petit morceau de taffetas noir que les femmes se posaient sur la peau, de façon à en rehausser la blancheur pour mieux attirer le regard.
Séquence n+1 – femme-paysage enchaîné/fondu extérieur jour
Métamorphoses |
Il faudra toujours se rendre à l’évidence que sous ce grand lit, ce grand drap défait et un peu plissé de neige presque sans macules, ce sont seulement les signes finalement illisibles, sans attributs, et sans espoir de fonte, et tout à fait trompeurs, peut-être d’un désastre – mais le pire ne serait jamais atteint – peut-être d’un drame – mais cela existe-t-il dès lors qu’il n’y a pas de pendant ? – peut-être, après tout, d’un ravissement ou du moins d’une délivrance, d’un apaisement ou de rien. […] |
Transposition iconique et tout à la fois érotique du lit, du drap défait plissé de neige et des signes illisibles et trompeurs, du désastre – drame « le fading de l’autre, quand il se produit, m’angoisse [écrira Barthes à ce sujet] parce qu’il semble sans cause et sans terme. Tel un mirage triste, l’autre s’éloigne, se reporte à l’infini et je m’épuise à l’atteindre (Fragments d’un Discours amoureux, op. cit. supra, page 129). Signes illisibles et trompeurs parce qu’il pourrait aussi bien s’agir d’un ravissement aussi, moins d’une délivrance, d’un apaisement ou de rien, poursuit le narrateur. |
À moins qu’il fût question ici de quelque chose qui tout simplement transporte ou transit, à croire presque qu’on aime ce qu’il y a, peut-être la nature (mais la nature et le dire étant deux choses distinctes, depuis toujours), que cela permit juste de dire pour que rien ne soit ce qui est et pour être ainsi, un peu du moins, ne serait-ce que ce dire, en son sein même et par là tout à la fois et l’absence de tout, y compris l’ouverture de l’absence, et cette articulation de l’un et de l’autre […].(s. f., in « (Note de la fin) ») |
Lyrisme amoureux poussé à son point de plus vive incandescence à croire presque qu’on aime ce qu’il y a, peut-être la nature […] ou ne serait-ce que ce dire, en son sein même, là ou tu n’es pas, et par là tout à la fois et l’absence de tout, y compris l’ouverture de l’absence, et cette articulation de l’un et de l’autre. |
Séquence n+1 – scène enchaîné/fondu intérieur jour
Métaphores
Si l’écriture, peut-être bien, ne compense pas, rien, ne sublime pas – à la fois trop et trop peu –, c’est que les différentes sphères du langage, à la fois poétique et cinématographique, s’accommodent en revanche assez bien du défaut de parole, d’un grand silence.
Où qu’il fût question d’autre chose encore, à savoir d’une langue orpheline, ou d’autre chose encore que d’une langue, d’un grand silence, mais sans qu’il y eût une langue adjointe à lui, cette fois-ci, (ces deux qui partout vont de pair et de concert), ou d’autre chose encore qui, ou quoi, sans rien dire, suffirait incompréhensiblement à se dire et à se taire, se recouvrant, sachant – sans savoir à vrai dire – […](s.f., in « (Note de la fin) ») |
| Union ici non plus « célibataire » seulement comme avait pu l’évoquer le poète au début du recueil, mais langue désormais « orpheline » – et silence infiniment commenté de la relation amoureuse, silence de l’image qu’on scrute, de l’autre qu’on désire « je te désire » et de cette activité de discours désirante, du langage enfin comme une peau. |
Le langage est une peau [écrivait aussi Barthes à ce propos] : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L’émoi vient d’un double contact : d’une part, toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est « je te désire », et le libère, l’alimente, le ramifie, le fait exploser (le langage jouit de se toucher lui-même) ; d’autre part, j’enroule l’autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j’entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation (Fragments d’un Discours amoureux, op. cit. supra, page 87). |
  Séquence nième – scène extérieur jour
Ile d’Yeu, ou Belle-Île
Dire que le ciel était bleu. Impossible. Dire les yeux impossible, le blanc rougi, la pulpe tumescente. Yeux de biche jadis, impossible. À taire donc. Qu’on n’entre pas ici. Dire que jadis. Dire impossible (extrait, s.f.). Fascination et question de « vision », de révélation, à l’égard de cette femme, elle, apparue dans la perspective à l’incipit du recueil, de son corps – visage, cils, ongles, orteil, lèvres, grain de peau –, bribes de corps également perçues derrière les dormants d’une fenêtre très haute, pour voir et ne pas voir, dans une autre chambre très haute qui aurait abrité l’atelier de Michel-Ange (un peu plus loin dans le recueil).
Dans ces Notes Laura Fiori, l’attention de Martin Ziegler reste constante à l’égard de l’image et de la structuration complexe du tissu métaphorique assurant le fondu/enchaîné des séquences entre elles, page à page, petites épiphanies multiples et comme lentement préparées – ou soudain fulgurantes comme ici, à l’excipit, celle de l’aube. |
De la baie battue par les bourrasques de pluie mêlée d’un peu de neige au banc, gris cendre, presque blanc quand la lune par intermittence perce. D’un souffle. Malgré la pluie et jusqu’à ce qu’elle cesse, et au-delà. Au frêne scintillant de ses bourgeons noirs, aux rosiers nus, aux nombreux oiseaux, merles, vanneaux, pies, geais, mésanges, au fermier qui saute d’un sillon à l’autre, le jeune soleil, comme souverain, sans la moindre tache d’aube, révèle la scène. (s.f., excipit du recueil) |
Cet ultime détail de « la scène » qui aussi devient à la fois « point de conjonction » et « point de fuite », du récit et de ses métamorphoses poétiques ou filmiques. |
Moment de l’affirmation [avancerons-nous avec Barthes enfin] j’ai été comblé (tous mes désirs abolis par la plénitude de leur satisfaction) : le comblement existe, et je n’aurai de cesse de le faire revenir : à travers tous les méandres de l’histoire amoureuse, je m’entêterai à vouloir retrouver, renouveler, la contradiction – la contraction – des deux étreintes (Fragments d’un Discours amoureux, op. cit. supra, page 122).
Déborah Heissler
D.R. Texte Déborah Heissler
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Ph., G.AdC
[JE T’AI VU]
Je t’ai vu
de face
un peuple
déposera
le noir
il est
l’escale
des navires qui
frappent l’écume
ouvrent
nos univers clos
sur le refus.
Qui
saura
le mauve de la pierre
iris
et calcédoine
la lettre levant
l’arrêt
une voix muette
sur la voix oubliée ?
Esther Tellermann, Contre l’épisode, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2011, page 110.
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