Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures,
Éditions Héros-Limite, Genève, 2011.
Lecture d'Angèle Paoli
Ph., G.AdC « LEÇONS SEMBLABLES AUX OISEAUX » | « TEACHINGS THAT ARE LIKE BIRDS » Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures. Pourquoi Fabienne Raphoz met-elle en exposant le mot « augures » en prolongement du titre ? Sans doute l’auteur de ce bel et étrange livre cherche-t-elle à donner typographiquement au mot augures toute sa dimension d’envol. Sans doute aussi accorde-t-elle au mot augures une valeur mi-algébrique, mi-alchimique, et cherche-t-elle à focaliser l’attention sur l’étymologie du mot « augures » [ainsi les mots latins de avis, aucellus, avicellus d’où est issu le mot « oiseau », partagent-ils avec les mots augur et auspex la même racine. Les Romains ne nommaient-ils pas augur et auspex, celui dont la fonction était d’interpréter le cri et le vol des oiseaux ? Quant au mot grec ornis, il signifie « présage ».] Ainsi, dans cet ouvrage inclassable de plus de deux cents pages, Fabienne Raphoz, poète et ornithologue chevronnée, se livre-t-elle, en « augure », à une approche très personnelle des oiseaux. Tout à la fois historique, scientifique, encyclopédique, magique et poétique. C’est dire aussi qu’elle trouve dans cette passion une connaissance propre à augmenter (du latin augere) les entreprises humaines. La sienne et celle de ceux qui la lisent. Examinant au plus près ― en véritable auspice (auspicium, composé de avis et de specio) ― les traits distinctifs des oiseaux dont elle compose et décline inlassablement et systématiquement la nomenclature, elle dénonce dans le même temps dans Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, la puissance destructrice des hommes, leur veule et rapace avidité. « Vingt millions de perroquets sont en captivité. Plus l’espèce est en danger, plus sa cote est élevée », écrit Fabienne Raphoz dans les deux pages consacrées aux psittacidés. Pourtant Fabienne Raphoz souligne d’emblée l’étroite parenté des oiseaux avec l’homme. Ainsi découvrons-nous que : « L’oiseau comme l’homme est un eucaryote L’oiseau comme l’homme est un métazoaire L’oiseau comme l’homme est un tétrapode L’oiseau comme l’homme est un amniote L’oiseau comme l’homme est un vertébré ». Cette proximité génétique n’empêche nullement les hommes de s’en prendre à leurs semblables, parfois pour des motifs futiles : « La Grande Aigrette a failli disparaître pour quelques chapeaux ». De toutes les espèces nommées et énumérées, pas une qui n’échappe à la mise en garde. Toutes sont vulnérables, la plupart menacées d’extinction, d’autres enfin ont été définitivement rayées de la carte du ciel et du monde. Tout comme l’ancêtre commun à tous ces oiseaux, l’archéoptéryx, dont l’auteur(e) évoque l’existence dans le poème intitulé « Au merle de mon jardin » : « Les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se sont pas éteints, ils se sont envolés ; » Ni encyclopédie ni dictionnaire ni catalogue, mais combinant certaines des caractéristiques de ces différents ouvrages, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide est composé de deux livres : intitulé Uccelli ― pluriel italien pour dire « oiseaux » ―, le Livre I est consacré aux « non passereaux », depuis les « striuthioniformes », famille d’oiseaux incapables de voler (autruche, nandou, casoar…) jusqu’aux « piciformes » dont font partie le barbican, le barbion, le cabézon, le toucan… ; le Livre II, Uccellini ― diminutif italien pour désigner les petits oiseaux ― s’intéresse à l’ordre des passereaux, depuis les « philepittidés » jusqu’aux « laniidés » dont fait partie la pie-grièche. Parmi les « petits oiseaux » figure la fauvette à tête noire à laquelle Fabienne Raphoz voue une tendresse particulière puisqu’elle lui dédie son livre : « à la mémoire de la fauvette à tête noire », lit-on dans un premier exergue. Dans un second exergue, la poète semble inviter le lecteur à traverser avec elle les mots et les lieux, à la suivre, ailes déployées, au-dessus des géographies arpentées, à la rencontre des espèces : « Nous « avons traversé la Forêt » Nous sorvulerons [sic] les (noms d’) oiseaux. » Ainsi noms d’oiseaux insoupçonnés et noms de géographie inconnus s’entremêlent-ils dans leur multiplicité colorée et leur étrangeté. Un univers mystérieux se déploie au fil des pages, un monde s’ébauche qui trace sa cartographie intime, courbes de niveau et enchâssement de rémiges, formes et variations, langage propre et musique, cris et onomatopées inclus. Un théâtre total livre la complexité de sa langue sous nos yeux. Il faut toutefois un peu de silence et un peu de persévérance pour se familiariser avec petits et grands oiseaux. Ph., G.AdC Emprunté au poète américain Robert Duncan *, le titre, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, annonce les jeux du poète avec les mots, avec la page. Au fer à gauche, les « augures » majeurs imposés par les règles de classification de l’ornithologie composent de longues litanies d’oiseaux. Ainsi des Anhingidés par exemple : « (Anhingidés) L’anhinga est un oiseau-serpent L’anhinga déploie ses ailes au soleil comme le cormoran L’anhinga est un esprit malin tupi L’anhinga est un harponneur L’Africain comme l’Américain est noir et blanc Un liseré vermillon sépare l’Africain de l’Américain L’Anhinga roux n’est pas si commun L’Anhinga roux n’est pas qu’Oriental L’Anhinga roux n’est pas qu’Africain L’Anhinga roux a le ventre noir » Au fer à droite, le plus souvent en caractères italiques, inspirés par le premier corpus, viennent s’insérer les « augures » personnels du poète. Textes et typographies, espacements et ponctuation, pictogrammes et idéogrammes varient en fonction des « augures » premiers. Référents culturels et citations – le lecteur croise au passage William Carlos Williams, Jérôme Rothenberg, Henry David Thoreau, Hermann Melville, Charles Olson, Emily Dickinson, Mark Twain… mais aussi François Rabelais, Guillaume du Bartas, Madame d’Aulnoy et Caroline Sagot Duvauroux (« la nonette a fait écrire un beau livre à Caroline ») ―, inventions et dérivations impropres ― « L’Alcippe à tête grise grise et merle son chant | Les akalats d’Afrique fauvettent et solitairent leurs flûtes » ―, néologismes, émaillent la page, enrichissent le corpus augural, en modifient la lecture, l’orientant vers l’humour et le sourire de la lectrice. Comme par exemple dans cette strophe ternaire, en regard du texte consacré à l’Anhinga : Virgile décrit : Voici l’oiseau plongeur qui se sèche au soleil Sulpice Sévère condamne : Voilà l’image du démon et le poète s’incline Je te salue vieux cormoran Les noms savants entraînent dans leur sillage des plumages et des couleurs, toute une panoplie d’images et de langues. Ainsi des Parulines (mésange, loriot, orfraie ?), tous oiseaux de mauvais augure si l’on s’en réfère à l’étymologie latine. Pourtant la paruline, qu’elle soit « à calotte noire », « à flancs marrons », « à ailes blanches », « à face rouge », « à couronne rousse »… semble se désintéresser du ciel. Uniquement occupée de son propre langage, elle compose avec celui de ses semblables une partition babélienne pour musique néo-sérielle ou répétitive digne d’Einstein on the Beach : pleased-pleased-pleased-pleased-to-meetcha/ weacher-wheacher-wheacher-chee/ bee-buz-buz-buz bee-buz-buz-buz-buz/ wi-tsi-wi tsi-wi si-wi-wishu… Avec la série des Bruants, c’est « le trille obsédant » des Embérizidés qui rythme le texte. Chaque Bruant « se le joue » à sa mode (ad libitum ?), alternant et variant à l’infini les tonalités. Ces pages et d’autres encore rappellent en écho les fameux Zozios de Jacques Demarcq, « traducteur d’oiseaux et de littérature ». Certaines séries constituent des énigmes, comme cette suite aux noms bizarres, sans ponctuation ni article, qui se termine en interrogation inattendue et en non moins surprenante surprise : « Éroesses couturières dromoïques bathmocerques camaroptères éminies apalis prinias sont des cisticoles qui l’eut cru ? ». Liberté et fantaisie gagnent progressivement l’espace. Les listes sont éclatées, familles d’oiseaux brusquement disséminées sur la page. Mais têtues. (Thraupidés) & Cardinalidés se reconstituent à la page suivante, renouant avec les rythmes des séries, leurs couleurs et leur diversité. « Tu oublieras jusqu’à leur nom ! » s’insurge le poète. L’injonction se réalise, peut-être à son insu. Dans la page cryptée consacrée aux seules onomatopées, les oiseaux ont disparu. L’univers des mots cède la place à l’univers des signes. Il ne reste des oiseaux que la trace. Il faut attendre la Coda pour retrouver de A à Z, dans le mystère de leur nom latin, la musique inlassable des espèces. La présence de Fabienne Raphoz à ses oiseaux est telle que l’empathie se fait symbiose. Avec le plus commun des oiseaux. « Parfois je suis un peu le merle de mon jardin ». Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli * A play of birds in the empty sky, in Robert Duncan, « Proofs », in The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960 ; A New Directions Book, 1973, p. 59. L'intitulé de cette note de lecture (« Leçons semblables aux oiseaux » | « teachings that are like birds ») est aussi emprunté au poème « Proofs » (ce poème a été mis en ligne en version bilingue dans l'anthologie poétique « Poésie d'un jour » de Terres de femmes). Signalons par ailleurs qu’une édition française de The Opening of the Field de Robert Duncan a paru en 2012 chez l'éditeur José Corti (Série américaine), dans une traduction de Martin Richet. |
FABIENNE RAPHOZ Image, G.AdC ■ Fabienne Raphoz sur Terres de femmes ▼ → Géologie (extrait de Blanche baleine) → Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide) → Parce que l’oiseau (note de lecture d’AP) → Terre sentinelle (note de lecture d’AP) → [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle) ■ Voir aussi ▼ → (dans le Carnet d'Eucharis n°28, mai/juin 2011) une lecture de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide par Tristan Hordé → (sur ViveLesCouleurs, le blog des ateliers Dominique Hordé) un autre extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide : Columbiformes, de Fabienne Raphoz |
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Ton texte donne envie d'aller à la rencontre de l'écriture de Fabienne Raphoz.
La vie des oiseaux nous attire et nous fait peur. La capacité de fuite, le côté grégaire et la vulnérabilité des nids nous les rendent familiers. Persécuteurs aussi, à cause du bec et de la propagation des maladies. Mais la proximité des oiseaux nous indique celle des arbres et des cachettes. L'oiseau dans le poème est notre double agile et serviable, son regard soupèse l'environnement et son envol suggère la solution radicale. Rien de plus pathétique qu'un oiseau contre une vitre ou dans une cage, même dorée. Connais-tu le roman de Régine DETAMBEL SUR L’AILE ? Il raconte que : « Le jour où Raphaël découvre sous le toit de sa maison les nids de centaines de pigeons aux ailes argentées, sa vie bascule. Veuf et inconsolable, il projetait de se suicider depuis des années : les pigeons vont le sauver. La douceur du duvet, la palpitation vitale des petits corps fragiles opèrent sur lui une fascination magique. Lorsque Lila, sa fille, décide de renouer avec lui, elle trouve un ermite qui vit dans un colombier et dont la maison est une ruine… Elle ira de surprise en surprise. Avec un style inimitable, où le réalisme et l’onirisme se mêlent étrangement, Régine Detambel tisse une histoire singulière et campe des personnages atypiques et très attachants. -présentation de l'éditeur ».
Rédigé par : Mth Peyrin | 06 mai 2011 à 10:33
Non, Mth, je ne connais pas ce livre de Régine Detambel. D'après ce que tu me dit de ce roman, je pense que le propos de la romancière et celui de la poète sont assez éloignés. Peut-être se recoupent-ils de manière imprévue, qui sait, dans le secret de quelque page.
Je suis souvent assez mal à l'aise avec les oiseaux, pour les raisons que tu évoques toi-même. Malaise confirmé cet après-midi encore par la proximité inattendue d'une mouette énorme qui se promenait sur le rebord de fenêtre de la chambre d'hôpital de Bastia. Instinctivement, en la voyant d'aussi près, bec recourbé, yeux fixes, encastrés dans le lisse absolu de son plumage, j'ai fermé la fenêtre ! Elle aurait pu entrer dans la chambre et l'emplir de son vol et de son cri. Elle s'est élancée dans le ciel où elle a rejoint ses compagnes. Leur ballet était très beau et très impressionnant aussi. J'ai toujours quelque part en mémoire la férocité aveugle des Oiseaux d'Hitchcock.
Fabienne Raphoz nous réconcilie avec les oiseaux ; leur univers est tout autre. Je te laisse le découvrir.
Rédigé par : Angèle Paoli | 09 mai 2011 à 23:30