Ph., G.AdC [AU MILIEU DU PRINTEMPS] Mon crayon, qui était sans vie, s’est mis à bouger graduellement et, profitant de ce mouvement, j’ai réussi, au bout de vingt ou trente minutes, à composer ces six vers : Au milieu du printemps Ma mélancolie se mesure à la croissance des herbes parfumées Les fleurs tombent silencieusement dans mon jardin vide La cithare nue est posée sur le sol de la pièce déserte L’araignée est suspendue immobile à son fil La fumée forme des volutes comme un paraphe au-dessus de l’auvent [de bambou 1 En les relisant, je m’aperçois que chacun de ces vers pourrait être un tableau. J’en ai conclu que j’aurais dû, dès le départ, faire un tableau. Je me demande pourquoi il m’a été plus facile de composer un poème que de peindre un tableau. Arrivé à ce point, j’aurai moins de mal à exprimer le reste. Mais cette fois-ci, j’aimerais mettre en vers des sentiments ne pouvant donner lieu à un tableau. Torturé par mille hésitations, j’écris enfin : Assis seul en silence J’aperçois une lueur au fond de mon cœur Il se passe trop de choses chez les hommes Comment pourrais-je oublier ce monde intérieur ? J’ai par hasard obtenu une journée de sérénité J’ai compris cent ans d’agitation Où pourrai-je garder cette nostalgie lointaine ? Sinon dans le ciel vaste où règnent les nuages blancs Je relis le poème du début à la fin avec intérêt, mais je suis insatisfait, si je pense que c’est là la traduction de mon état mental à mon arrivée. Je me suis dit : pendant que j’y suis, je vais faire un autre poème. J’ai gardé mon crayon à la main et j’ai regardé inconsciemment vers la porte. Une ravissante silhouette se découpe en passant dans l’espace d’un mètre laissé visible par la porte coulissante. Tiens… Natsumé Sôseki, Oreiller d’herbes [ 草枕 | Kusamakura, 1906], Éditions Payot & Rivages, 2007, pp. 83-84. Traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura. 1. Poème écrit en chinois par Sôseki, tout comme le poème suivant. |
NATSUMÉ SÔSEKI Source ■ Natsumé Sôseki sur Terres de femmes ▼ → 9 février 1867 | Naissance de Natsumé Sôseki ■ Voir aussi ▼ → (sur benzinemag) une note critique sur Oreiller d’herbes → (sur le blog Graskissen ― Oreiller d’herbes) une version bilingue des deux premiers chapitres d’Oreiller d’herbes |
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Il faut longuement apprivoiser ce texte de Natsumé Sôseki pour qu'il cède. Aller de la peinture à l'écriture, de Nicolas de Staël à Morandi, de l'écriture de l'un à l'écriture sur l'autre. Se dessine alors un cercle où tous trois font triangle d'or, parfait.
De Morandi, Youssef Ishaghpour pense (Morandi, Lumière et mémoire, Farrago /éd. Léo Scheer) :
"Morandi ne ressuscite aucune harmonie préétablie. La perfection de Morandi, contrairement à celle des anciens, naît de la transfiguration de ce qui est, et reste, fragile, fugitif, contingent, et de leur rédemption dans une intemporalité et une lumière nouvelle.
Il a une profonde connaissance du passé. Mais sa relation au passé est de l'ordre de la réminiscence. Et la réminiscence est un pur mouvement du temps, non pas une mémoire submergée de souvenirs, de dépendances et de citations d'oeuvres d'art. C'est une vision qui se réalise dans l'acte de la peinture."(14,15).
Et Nicolas de Staël écrit en juillet 1937 à Emmanuel Friceco :
"[...]Mes yeux ne doivent pas regarder au dehors.[...] Tout doit se passer en moi, c'est avec le besoin intérieur, intime qu'il faut dessiner et ce n'est que comme cela que je ferai, si je puis, du bon dessin, de la bonne peinture.
Et là, les mots de Natsumé Sôseki m'offrent une intensité, une résonance,une puissance de mobilisation intérieure sans rapport avec les gestes extérieurs, bouleversante. C'est une calligraphie menant au sublime car aucun geste - écriture ou dessin - ne peut engendrer d'émotion, s'il ne vient d'une disposition intérieure.
Rédigé par : christiane | 08 avril 2011 à 08:57