L’AIGRETTE
2008
[…] Nous revenions de la forêt où nous n’avions d’ailleurs pas désiré entrer, puis de la ville où le musée s’était, chaque fois, dérobé, le long de rues qui sinuaient, de canaux colorés, de constructions modernes gardées par des gardiens insensibles à l’anglais, qui répondaient imperturbablement à nos questions dans une langue rauque, la leur, le japonais.
Le fleuve, le pont de bois nous attendaient, nous sommes descendus dans l’eau, le regard attiré par un oiseau à contre-jour dans l’air du soir. Il serait vain à son propos d’évoquer l’élégance absolue et discrète, qui s’en tenait à quelques traits, tracés d’une main sûre par un pinceau qui ne quittait pas le dessin car le dessin était mobile, l’oiseau levait la patte et délicatement il la posait plus loin, il avançait, il regardait autour de lui le soleil, les passants, ou l’eau qui miroitait, mieux encore les poissons, puis il recommençait, il continuait, elle continuait, l’aigrette, à pas comptés, à mener son affaire d’aigrette, indifférente à nous qui la prenions pour un chef d’œuvre, pour une incarnation d’un art inaccessible, presque parfait.
Tu m’appel
les l’Aigrette
dit l’Aigrette
mais tu i
gnores que je suis
l’Oiseau
qui vient de cette Nuit Là-bas
au cœur de la Forêt
ce n’est pas la Noirceur
mais souvenir de la Noirceur
ce n’est pas la Lumière
mais souvenir de la Lumière
qui entretient et remercie
j’ai regagné le Fleuve
je m’y tiens à présent
comme une pierre en plein midi
une prière sur son socle
ô Ciel
ap
proche ta joue
et sens un Dieu
combien au fond d’un Dieu
l’Amour est long
à être mu
selé
approche et sens
la Terre
comme un Dieu chaud
à
ton oreille
tou
te journée
trace son
O mbre dans mon
lit je le sais
il n’y aura
aucun moyen
d’empêcher l’Abandon
sur l’Autel de famille
j’avance à pas comptés
une pat
te levée
l’autre tremblée
dans l’eau
pareille à l’Encre
je veux savoir
ce qui se cache au fond
de Kat
sura
sous To
getsu
[...]
Marie Étienne, L’Aigrette, Le Livre des recels*, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2011, pp. 317-320.
Note d’AP : dans le numéro spécial (n° 47, avril 2011) de la revue
Nu(e) consacré à Marie Étienne (pp. 296-298-300-302), l’extrait ci-dessus est accompagné en regard d’une partition en cours d’écriture, pour voix chantée (mezzo-soprano) et violoncelle, de Jean-Yves Bosseur.
* Le Livre des recels réunit l’essentiel de la poésie de Marie Étienne antérieure à Anatolie — c’est-à-dire des textes composés sur une vingtaine d’années, de 1970 à 1990 environ. L’ouvrage est pourtant parfaitement original : non seulement parce qu’une partie de ces poèmes étaient demeurés inédits, mais parce qu’il propose une sorte de récit-cadre, des « scènes de la vie en prose » dans lesquelles Marie Étienne évoque sa trajectoire poétique. Ce va-et-vient constant entre l’écriture et la vie donne toute sa dimension — et sa pleine lumière — au Livre des recels.
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