Vae victis et autres tirs collatéraux,
Materia Scritta, 2010.
Lionel Royer (1852-1926) Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César, 1899 Huile sur toile, 321 x 482 cm Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay LES POINGS DANS LES POCHES Je relis le Vae victis de Marc Ce qui frappe en premier lieu dans l’écriture de Marcu « Je me situe sans honte dans la deuxième catégorie. Non pas pour me valoriser […] Mais parce que c’est la réalité de mon quotidien […]. Je vois même dans cette appartenance qui est la mienne, je le reconnais, une forme de normalité, voire de jouissance, et je vais jusqu’à penser qu’il est bon que certains créateurs connaissent ces mises à l’écart, ces censures déguisées, ces dénigrements qui leur permettent d’apprendre la rigueur, la détermination, la remise en cause individuelle, le doute et les angoisses liés. Ainsi se construit une conscience, ainsi se mesure aussi, dans la souffrance le plus souvent, l’importance primordiale de ne jamais s’inféoder à aucun pouvoir. » C’est donc une écriture courageuse que celle de Marcu Cette matière-là, c’est dans l’enfance qu’il faut en chercher l’origine, dans la faille ouverte grande au moment du retour en Corse. Non que le village de l’Est de la France où le jeune garçon vivait avec sa « smala » de famille, fasse figure de « paradis perdu ». L’enfant Biancarelli ne se retourne pas sur ce passé-là, il n’en éprouve aucune nostalgie. Mais bien dans l’écart considérable creusé entre la vie paisible vécue jusqu’alors et l’autre vie découverte au milieu des petits Corses de son âge. La souffrance éprouvée alors est à la hauteur des coups endurés, puis assénés. De cette souffrance subie dans son jeune âge découlent toutes les autres. Comment résister dès lors à la vision pessimiste née de la « défaite » de la Petite Patrie ? Comment se résoudre à se laisser sombrer « dans le grand chaos d’un engloutissement, dans l’assimilation terminale » et à rejoindre sans broncher le « mécanisme implacable du grand nombre » ? « Tout est foutu », déclare d’emblée Marcu Biancarelli dans l’incipit du texte éponyme du recueil, « Vae victis ». Et l’auteur — qui cite le Louis-Ferdinand Céline de Voyage au bout de la nuit : « Vous êtes un lâche, Ferdinand » — de poursuivre sur sa lancée, dans une langue appropriée à sa pensée du moment : « Ben oui, qu’il a dû répondre, Ferdinand, et moi aussi, j’aurais répondu comme ça, parce que j’ai eu peur de la prison, et j’ai eu peur de trahir mon éducation, qui n’était pas si mal que ça finalement. Alors j’ai sauvé ma peau. Mais conflit il y a eu, ça c’est sûr, et si j’ai pas été un bon combattant, j’ai quand même été un Spartiate de la langue nationale plus que de raison, mais franchement, si je me penche vers l’analyse, là sur mon divan, ce que j’ai envie de dire c’est que c’est foutu. Voilà. » Comment être « méchant » avec Biancarelli ? Comment le « descendre » ? On voudrait bien, pourtant, y parvenir. Ne serait-ce que pour lui faire plaisir ! Ouvrir les vannes de la critique injurieuse et écrire sans retenue : Monsieur Biancarelli « nous dégoûte, nous fatigue, sans nous étonner… » Un sous-Céline « sans essor… Un pauvre imbécile maniaque de la vulgarité gratuite… une grossièreté plate et funèbre… » Mr. Biancarelli « est un plagiaire des graffiti d’édicules… rien n’est plus artificiel, plus vain que sa perpétuelle recherche de l’ignoble… même un fou s’en serait lassé… » Mr. Biancarelli « n’est même pas fou… Cet hystérique est un malin… Il spécule sur toute la niaiserie, la jobardise des esthètes… factice, tordu au possible son style est un écœurement, une perversion, une outrance affligeante et morne. Aucune lueur dans cet égoût !... » * Mais n’est pas Céline qui veut et l’entreprise critique reste improbable ! De surcroît, la révolte qui conduit la plume de Marcu Biancarelli est loin de laisser insensible. De sorte que son style agressif mais enlevé finit par toucher, emporter, convaincre. Et que, la lecture terminée, l’on se trouve rapté. Comme Io ou Europe par Jupiter. Mais il y faut du temps et de la conviction. Car cette violence surprend. Davantage encore ce style cru, volontiers dépenaillé, ce vocabulaire, volontiers grossier, ordurier même. Et cette façon de parler des autres ― les cons ―, alors même que chacun de nous a fait un jour ou l’autre l’expérience que ces mêmes cons-là provoquent parfois tendresse, émotion, attention. Et que nous sommes souvent perçus, nous-mêmes, comme des cons ! À quelle nécessité d’écriture répond la façon de traiter la maîtresse (injuste, il est vrai, dans son attitude à l’égard de l’enfant) de Porto Vecchio — « ce bled inculte » — de « connasse » et de « pute » ? Est-ce plus convaincant, plus percutant ? Rien n’est moins sûr. Ce qui se perçoit derrière ce choix délibéré de la vulgarité, c’est encore la révolte. Contre la hiérarchie des valeurs, la distinction langue orale langue écrite, le cru et le cuit. Chez Marcu La réponse à tout cela, peut se lire dans « Fracture ». La violence du vocabulaire renvoie chez Biancarelli à la violence subie dans l’enfance, violence des adultes, violence des enfants : « tous ceux-là me disaient déjà la part de haine qu’il me faudrait déverser pour simplement survivre dans le pays qui était le mien ». Dur constat qui nettoie d’un trait la Corse des images idylliques d’antan, que nos mémoires falsifiées continuent d’entretenir, vaille que vaille! Mais qui a dit de l’homme qu’il est bon naturellement ? Que seule la société pervertit ce bon fondement ? Qui peut croire, lisant ces lignes, qu’il en est ainsi ? Qu’est-ce qui oblige les enfants des années 1970 à pareille animosité envers un gamin « immigré » ? Sont-ils déjà inconsciemment viciés par le racisme ambiant ou par les turbulences qui secouent l’île, jour après jour ? N’est-ce pas plutôt méchanceté originelle, inhérente à l’homme, depuis toujours ? Peu enclin à baisser la garde devant toutes les formes d’exactions, de tyrannies, d’injustices et de violences faites aux peuples, Marcu Biancarelli dénonce, pourfend, s’insurge. Contre toutes les manipulations et toutes les volontés de domination. Anticolonialiste, antirépublicain, antifrançais, antimilitariste (bien que faisant un usage important du vocabulaire martial dont le titre Vae victis et autres tirs collatéraux donne le ton), pas vraiment nationaliste, Marcu On peut concevoir, d’un point de vue historique, ce qui motive ce rejet viscéral. Mais peut-on oublier la matière première qui a façonné et écrit Napoléon ? Peut-on faire abstraction — lorsque l’on a été soi-même traité d’immigré — de la haine furieuse que l’obscur petit exilé ajaccien a endurée, tout enfant, de la part des jeunes nobles de France qui étaient confiés, comme lui, au grand lycée de Brienne-le-Chateau ? Peut-on passer sous silence les terribles vexations auxquelles le petit Corse, qui ne parlait pas un mot de français et si mal l’italien, a dû faire front, lui que son accent et son jargon incompréhensibles exposaient quotidiennement aux gorges chaudes de ces congénères, à leur mépris et à leur malveillance ? Comment ne pas prendre en compte la volonté farouche dont l’enfant a dû faire preuve pour surmonter la souffrance imposée par la coupure d’avec sa famille et d’avec sa terre natale ? Par la cruauté d’un internement dans un lycée exposé au froid glacial des vents du Nord qui balaient la Champagne l’hiver ? Il faut se rendre à Brienne-le-Chateau pour comprendre ce qui s’est vécu là, et peut-être décidé en partie, dans la caboche du petit Napoléon, au cours de ces terribles années de formation. Vae victis ! Malheur aux vaincus ! Il semble que cette interjection de Brennus, ambiguë tout de même, sonne comme un appel adressé aux Corses. Non pas un appel à la rébellion, devenue inopérante, mais appel au réveil intellectuel, au sursaut culturel. Il faudrait désormais se tourner vers ce qui est en mesure de sauver l’île. La culture. Une culture qui ferait la part belle à l’ouverture sur l’ailleurs. La pratique de l’écriture et la fréquentation de la littérature participent, chez Marcu Pour Marcu Biancarelli, pour qui il est nécessaire et vital de « chercher ailleurs ce que nous ne connaissons pas », la littérature américaine est sa valeur-ressource. La « grande littérature universelle », qui part de Mark Twain et va jusqu’à Cormac McCarthy, en passant par Jack London et Jack Kerouac. Et si Marcu Quant à l’écriture, en grande part motivée par « la tragédie de l’homme broyé, des mondes submergés par la force, des faibles anéantis par les injustices sociales, par la brutalité intrinsèque à toute domination », elle va de pair avec « le désir de parole » et « de résistance ». Une résistance qui passe, « les poings serrés », par « la lucidité sur nous-mêmes et l’élévation du savoir ». Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli _______________________________________ *Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, Éditions Denoël, 1937, page 14. |
■ Voir aussi ▼ → (sur le site de l’éditeur Materia Scritta) la page consacrée à Vae victis de Marc Biancarelli [PDF] → (sur No Country, le site de Marcu Biancarelli) une interview du 8 octobre 2010 (entretien réalisé par Sébastien Bonifay pour 24 Ore) |
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Angèle, vous écrivez : "Non pas un appel à la rébellion, devenue inopérante, mais appel au réveil intellectuel, au sursaut culturel. Il faudrait désormais se tourner vers ce qui est en mesure de sauver l’île. La culture. Une culture qui ferait la part belle à l’ouverture sur l’ailleurs."
Oui c’est ça en effet, c’est ce que, ensemble, vous, Yves et moi-même tentons de faire sur Terres de femmes !
Quelque part, en 2000, j'écrivais :
[…dépeindre notre avenir non pas tel qu’il est mais tel que je rêve qu’il sera, fervent, coloré, digne, lucide de ses démons anciens, ceux qui par la terreur jadis, ont aboli notre indépendance, celle-là même que nous avions inventée.
Il nous faut maintenant oublier ces veillées éplorées, elles étaient bien trop conformes aux lamentations qui embrasaient l’enterrement de notre culture. Aujourd’hui il faut recouvrer la liberté, pour que chaque matin l’aube dessine la promesse de lendemains meilleurs.
Bientôt la lumière chassera les ombres crépuscules de ces nuits bleues, que dans notre langue nous disons turquoises (turchinu), comme si elle était venue d’un orient méditerranéen d’où le soleil levant prophétiserait un adieu aux armes…]
Rédigé par : Guidu Antonietti di Cinarca | 15 mars 2011 à 16:44