art littérature théorie critique, n° 21 & 22,
« cahier Christian Prigent »,
Marseille, décembre 2009.
Lecture de Tristan Hordé
La revue Il particolare, outre un sommaire varié, présente dans chaque livraison un cahier substantiel voué à un écrivain ou à un peintre. Encadré par des textes d’Hervé Castanet, Éric Clémens, Guido Cavalcanti, Christian Tarting, etc., le cahier Christian Prigent (près de 150 pages) est le second à lui être consacré *. Il comprend des études générales ou centrées sur un livre, des poèmes inédits et un entretien avec Roger-Michel Allemand, à quoi s’ajoutent des croquis de Christian Prigent, des dessins de Charles Pennequin et de Jean-Luc Poivret, une photographie de Vanda Benes et une bibliographie. L’œuvre de Christian Prigent pourrait paraître un patchwork tant il pratique des genres variés, le roman et la poésie, l’essai et l’entretien, la chronique, le livre pour la jeunesse, un album accompagné de ses dessins, le tout augmenté de presque trente ouvrages illustrés par des peintres. Cependant, et les études rassemblées ici le disent chacune à leur manière, l’œuvre est une. L’écrit théorique n’est en rien séparé de la poésie, ici et là il s’agit chaque fois de rompre avec les idées reçues ressassées dans des formes convenues, rassurantes qui aident à vivre le « chaos du monde » et, comme les images de la télévision, ont pour fonction de « déréalise[r] la singularité de l’expérience du parlant. » (Sophie Simon, p. 127) Il est toujours possible d’accumuler des documents, de relever des témoignages, de collationner des faits divers, de réunir des photos, des reproductions, etc. : à partir de ces matériaux, on pourra créer un effet de réel. C. P. considère, lui, qu’on est alors loin de la réalité d’une vie, inatteignable même en construisant un dossier qui semble solide. Il n’existe que des relations déréalisées, sans lien avec l’expérience du sujet véritablement escamoté. Nous passons notre vie avec des fictions que nous élaborons (Muriel Pic), que nous finissons par croire être "une vie"— qui comblent le temps entre « Hier je suis né, demain je meurs ». C. P. met à nu les procédés qui donnent l’illusion du vécu, joue avec virtuosité de « tout l’éventail rhétorique, dans la variété de ses tons, du comique au pathos, et de ses effets, accélération ou décélération. » (Agnès Disson, p. 145) et pose sans cesse la question du rapport de l’écrit à la réalité. Par un travail continu de régénération, chaque livre tente de répondre à la question « comment inventer des formes ? » (Alain Farah) et, pour cela, de « maintenir quelque chose de l’énergie des commencements, rester un enfant : joueur, étonné, irrésolu, inaccompli, insaisissable — tout en étant aussi le contraire de cet enfant : rationnel, froid, cultivé, technique et tactique » (C. P., p. 85). S’il est impossible de restituer le réel, de le "re-présenter", c’est bien qu’aucun travail dans la langue ne permet un rapport immédiat avec le monde et le travail de la forme vise à mettre au jour cette impossibilité. Poésie, fiction ou essais « point[ent] le réel du manque, le vide embrayeur de désir » (Sophie Simon, p. 127). Pour C. P., il y a bien une lutte à mener du côté du langage, de la vie symbolique, c’est pourquoi par exemple les 104 slogans pour le Cent Quatre**, ensemble de brefs slogans malmenant parfois le lecteur comme l’écrivain (« Enfumez les œuvres ! »), ont été écrits « pour fouetter à nouveau la croyance que les mots disent les choses » (Bénédicte Gorrillot, p. 185). Il faut partir de « ce que notre lien social contemporain, placé sous la houlette du capitalisme et de la science, impose comme impératif de jouissance via la multiplicité des objets de consommation. » (Sophie Simon, p. 123), impératif porté et répandu par la quasi-totalité des discours. Comment briser le carcan de ces représentations convenues et, de cette manière, faire que l’écrit ait un rôle émancipateur, si maigre soit-il ? Les inédits qui ouvrent le cahier, sous le titre "Le monde moderne (poèmes de circonstance)", dans le prolongement de Météo des plages*** suggèrent ce que peut être la mise en cause des « discours positifs ». Dans ce travail où « c’est le complexe formel qui fait sens » (C. P.), Christian Prigent mêle les langues (tout schuss, ciao bella, no touch, etc.), les parlers (cocotter, mecton, etc.), multiplie les jeux phoniques (« […] sous crépitement actua / Lisé (zzz zzz zzz les réseaux & zéro » ; « Off ! On fait dans l’ethnique bariolé / Là ? Si doré mis à patiner ce lé / De cuir […] », « […] Trash). Crache (ou crashe) toi sale au bas du pad / Dock [ …] » ; etc.), les mots valises (youtubiquité, trempasteuriser), les néologismes (customise), bricole la coupe des mots pour la rime, jusqu’à gêner la lecture (Toi aussi hip hip ô si sexy hype / Hourra ras dépoilée mais non hasbeen aïe ! (p / iercée c’est hier c’est passé […] »). Voilà bien 14 poèmes de trois quatrains rimés qui donnent à comprendre, de manière jubilatoire, que « la langue ne dit rien du réel ni de soi » (Bénédicte Gorrillot). Il faudrait reprendre plusieurs contributions de ce cahier, qui étudient la complexité de l’écriture (Samuel Lequette, pour les essais, Muriel Pic) et son rythme (Pascal Commère), les rapports avec l’œuvre de Louis Guilloux (Fabrice Thumerel), la relation à l’oral (Jean-Pierre Bobillot), les choix éthique et politique (Agnès Disson, Bénédicte Gorrillot). Il faudrait suivre les analyses relatives au corps sexué, au symbolique entreprises à partir de Lacan par Sophie Simon et Hervé Castanet qui conclut : « je l’admire aussi pour cela : qu’on ne sait pas ce qu’est un corps vivant sinon que cela jouit […] et que cette jouissance justement est sans image ». L’ensemble du cahier incite à relire Christian Prigent, aussi bien le poète (Météo des plages, P. O. L, 2010) que le romancier (Demain je meurs, P. O. L, 2007) ou que l’essayiste (Le Sens du toucher, Cadex, 2008, et Quatre temps, entretiens avec Bénédicte Gorrillot, Argol, 2008). Tristan Hordé D.R. Texte Tristan Hordé pour Terres de femmes _______________ * Les nos 4 & 5 comportaient des textes de Christian Prigent, Jean-Luc Nancy, Éric Clémens, Philippe Beck, etc., un entretien avec Hervé Castanet, la correspondance avec Pierre Le Pillouër, Lucette Finas, les couvertures et affiches de TXT, 1969-1979, et une bibliographie. ** Le CentQuatre, établissement culturel fondé par la Mairie de Paris en 2008, est situé au 104 de la rue d’Aubervilliers (XIXe arrondissement), dans le bâtiment qu’occupaient les anciennes Pompes funèbres de Paris. *** P.O.L éditeur, 2010. |
CHRISTIAN PRIGENT Source ■ Christian Prigent sur Terres de femmes ▼ → La Vie moderne (note de lecture de Tristan Hordé) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature)] une fiche bio-bibliographique sur Christian Prigent → (sur Lettre(s) de la magdelaine) il particolare 21 & 22, dossier Christian Prigent → (sur Recours au poème) Rencontre avec Christian Prigent (propos recueillis par Frédéric Aribit au lendemain de la publication de La Vie moderne) → (sur le site de France Culture) « La poésie, pour quoi faire » (séminaire de la mél : Pierre Vilar et Benoît Conort reçoivent Christian Prigent. Enregistrement du 17 novembre 2010) |
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