Image, G.AdC Lettre XIX
SCHLOSS BERG AM IRCHEL CANTON DE ZURICH Le 20 février 1921. Merci, mon amour, d’être venu encore pour mon dimanche ; je vous ai lu hier soir, je vous ai relu pour commencer ma matinée aujourd’hui, avant de m’adonner aux stances de Moréas, qui me sont arrivées directement de Paris et que je compare aux traductions de Mr. Ungern-Sternberg. C’est ainsi que s’est passée la moitié du dimanche qui ne s’en ira pas sans me faire rêver longuement et tendrement à celui d’il y a huit jours. Comme je vous ai bien vue, dormant au soleil, Chérie ; je crois que c’était réciproque, et que votre tableau commencé s’était mis à peindre pendant que vous dormiez : tant vous m’étiez présente et visible dans votre fauteuil ! Ce que vous dites de ces fleurs devant vous et de leur fond, c’est à peu près l’idée de cette conférence que je me proposais de faire un jour sur Cézanne ; c’est si juste… mais ayant cette conception sublime de la peinture, comment voulez-vous, tendre Chérie, y suffire de vos bras et de votre tête ? N’oubliez pas que cette tâche à laquelle la volonté mâle et enragée de Cézanne s’épuisa pendant trente-cinq ans de sa vie, et que pour faire quelques pas seulement sur ce chemin de la passion, il a dû se détourner de tout, non pas avec dédain, mais avec l’héroïsme de quelqu’un qui choisit les apparences de la mort par amour de la vie ! Je suis cependant de l’avis de P… que vous êtes en train de faire là une très belle chose, si vous continuez doucement entre deux sommeils ! Pour l’instant c’est plutôt encore le sommeil que j’appelle pour vous que le travail, ce sommeil qui reconstruit, ce doux sommeil plein d’absence et d’abandon pareil à celui qui vous tenait quand le « Cerf » est venu montrer son râtelier gigantesque. Soyez bonne pour ce sommeil bienveillant, ne vous refusez jamais à lui, c’est un dieu aussi et tant mon ami, que je vous prête à lui sans jalousie aucune, étant sûr qu’il me connaît à fond et que s’il vous parle de moi, il ne me calomnie point. Oh Chère, riez franchement de moi si ce que je vais vous dire vous semble superstitieux…, mais ne me parlez jamais des « Élégies »… je vous supplie ! Dans ma lettre d’hier vous avez bien pu vous convaincre que je suis loin, loin du travail. Je ferai tout mon possible pour m’approcher, mais si j’arrive lentement par une discipline rigoureuse de tous les jours, même en touchant au travail, je serai encore – et pour longtemps — loin de cette tâche suprême. […] Chérie, lisez, je vous en prie (im Litterarischen Echo) la lettre de Dauthenday — pas tant pour vous montrer son état d’âme, difficile à comprendre pour nous, mais infiniment tragique (pensez dans ce Paradis d’amour, où tout collaborait à lui faire oublier cette Europe néfaste, il s’est consumé de nostalgie pour son pays tombé en enfer !...) pas tant à cause de cela, mais pour que vous lisiez la description des danses javanaises, surtout de celle du roi avec les trois favorites… Comme c’est beau ! Pourquoi, mon Dieu, passe-t-on sa vie dans des mœurs qui vous entourent comme un déguisement étroit et qui vous empêchent de réaliser l’âme sensible, cette danseuse parmi les astres ! RENÉ.
Rainer Maria Rilke, Lettres françaises à Merline, 1919-1922, Éditions du Seuil, 1950, rééd. 1984, pp. 80-81-82-84. |
■ Merline sur Terres de femmes ▼ → 21-22 novembre 1920 | Lettre de Merline à Rainer Maria Rilke (+ notice sur Baladine Klossowska, dite Merline) ■ Rainer Maria Rilke sur Terres de femmes ▼ → Chemins de la vie → Je voudrais tendre des tissus de pourpre → Ouverture → « Respirer, invisible poème ! » → 4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke → 15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé → 12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait) → 13 mars 1908 | Lettre de Rilke à Mimi Romanelli → 26 décembre 1908 | Rainer-Maria Rilke, Lettre à un jeune poète → 30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke (+ Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rilke) ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 26 février 1901 | Lettre de Lou Andreas-Salomé à Rainer Maria Rilke → (sur Terres de femmes) 12 avril 1926 | Lettre de Boris Pasternak à Rilke → (sur artnet) un portrait de Baladine Klossowska par Erich Klossowski |
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"Comme lui*, tu appellerais pour que l'amie
encore invisible, - la silencieuse, - te découvrît.
Doucement s'éveillerait en elle la réponse
à laquelle ton attente donnerait sa chaleur."
Septième Elégie (Les Elégies de Duino, traduites de l'allemand par Lorand Gaspar, Points Seuil, p. 61).
* l'oiseau
Rédigé par : christiane | 20 février 2011 à 19:24