éditions NOUS, collection “now”, 2010.
Traduit de l’italien
par Patrizia Atzei et Benoît Casas.
Postface de Jacques Demarcq.
Lecture de Tristan Hordé
Ph., G.AdC « CE REGARD RESTÉ SEUL » Le lecteur se réjouira de cette traduction, élégante et précise, d’un livre de Milo De Angelis, poète et essayiste, traducteur (de Baudelaire et de Blanchot, mais aussi de Lucrèce) encore peu connu en France *. Thème de l’adieu, publié en Italie en 2005 par Milo De Angelis, deux ans après la mort de son épouse, Giovanna Sicari (1954-2003), rend compte à la fois de la difficulté et de la nécessité des poèmes. Qu’est-il possible d’écrire à propos de la disparition de l’aimée ? Le passé est toujours là, et les mots d’amour comme si Giovanna était présente, le moment de la mort impossible à évoquer, mais le passé est cependant un autre temps et seul le « congé » permettra de continuer. C’est le mouvement entre la vie qui a précédé la maladie, le temps de l’hospitalisation et celui d’après la mort qui anime les six chants du livre, chacun comprenant une suite de courts poèmes. La mort, c’est la rupture définitive, c’est aussi ensuite une perception différente des choses, tout ce qui était possible auparavant avec l’autre ne peut être énuméré, aucune route à emprunter, aucun mouvement, aucun échange ne sera analogue : le monde d’avant s’est comme effondré. La perte est littéralement indicible parce qu’il faudrait faire le compte de ce qui ne sera plus, mais ce qui a été vécu dans « l’unisson des corps » n’est pas et ne peut être objet de compte. Du passé demeurent la voix enregistrée sur le répondeur qui exprime doublement l’absence, des mots qui échouent à reconstituer « le grand / hosanna obscur qui donne tout le plaisir / aux amants ». Rien, donc, des gestes et des regards ne sera retrouvé : « Il y a eu ». Le temps, pour celui qui vit encore, est celui du « sans », et à l’ouverture, au rassemblement, à la lumière d’autrefois répondent « les ombres », « l’ombre », le noir de l’asphalte qui s’étend partout. Reste à écrire le chant de ce qui fut. L’une des manières d’y parvenir consiste à opposer ce qui caractérisait les jours vécus ensemble et le présent, par exemple « la nuit » qui semble continue maintenant, durée étale, sans relief, et « des nuits d’amour », où les amants sans cesse inventaient chaque instant, unis et « séparés de [leurs] gestes ». Avec le sentiment que l’environnement est détruit, non seulement domine la perte de toute clarté, mais les couleurs disparaissent, le chant ne peut se construire que pour dire le défait : les gestes passés sont coupés totalement du présent avec l’emploi de l’imparfait (« toi qui sortais souriante », « nous étions », etc.), et seuls des adjectifs à fort contenu négatif qualifient les objets les plus familiers : « vitres brisées », « pages séchées », « pommes mortes », la lumière ne passe plus, l’écriture se tarit, la nature entre dans l’hiver. Alors que le déroulement des jours s’inscrivait dans une durée sans limite qui donnait sens à la vie, la maladie et la mort sont « un soudain », l’imprévisible, une chute que rien ne peut expliquer : Je ne sais pas ce qui s’est passé, ce qui s’est passé, mon amour, ni pour quoi, ni pourquoi. Ce qui s’est passé, la maladie, c’était « la blessure », « la chair blessée », par où la vie s’en va, et à l’écart de la lumière (« il faisait noir / toute la lumière était close ») l’enfermement dans la chambre de l’hôpital, c’est-à-dire dans un lieu immobile, totalement différent des lieux où vivait le couple, Milan et ses quartiers, de tous les autres lieux, « géographie d’unions inespérées, temps qui ne se perd pas, / toutes les routes, tous les amours immergés en un seul / et rejaillis […] ». La chambre des soins est impossible à décrire comme ne peut être écrit le moment où est connue l’issue de la maladie : « Ils ont raté l’opération » ; la chambre — « c’était là que tu étais en train de mourir » — n’a rien de commun avec celle de l’hôtel, chambre d’amour d’avant le cancer du sein, évoqué dans un présent comme arrêté, « Nous nous sommes pris, visages essoufflés et circonspects, / sur le carrelage, mesurant le souffle, / vérifiant les empreintes digitales, embrassant / la gorge qui abandonne […] ». Dans la chambre où la mort viendra, départ vers nulle part, la séparation déjà s’accomplit, « et pourtant j’étais avec toi / et tu n’étais plus avec moi ». On rappellerait volontiers la tradition du « thème de l’adieu », avec ces dernières décennies les textes de Jacques Roubaud, Michel Deguy, Claude Esteban, Françoise Clédat, Jude Stéfan. Ce serait pour souligner le caractère unique de chacun, l’expérience de la mort de l’autre aboutissant chaque fois à une œuvre singulière, sans aucun doute, comme l’écrit Jacques Demarcq à la fin de sa postface, parce que « L’art, la littérature, à leur plus haut degré de risque, n’ont au fond que deux sujets : l’amour et la mort. La perte d’un être aimé les combine violemment. La poésie, qui joint le rythme à la parole, l’art à la littérature, donne à ce qui dépasse les capacités du discours, étant en partie au-delà du sens, une forme active et signifiante. Tel est l’enjeu que peu affrontent. Milo De Angelis, oui. » Tristan Hordé D.R. Texte Tristan Hordé pour Terres de femmes _______________ * Ont été traduits de Milo De Angelis Terre du visage (trad. J.-B. Para, Chopard, Paris, 1988), Ce que je raconte aux chaises (trad. A. Pilia et J. Demarcq, Cahiers de Royaumont, 1989), L’Océan autour de Milan (trad. J.-B. Para, Meet, Saint-Nazaire, 1993) et Thème de l'adieu, éd. NOUS, 2010 (supra). On lira dans Terres de femmes une traduction inédite d’Angèle Paoli (février 2009) de quatre poèmes extraits de Thème de l’adieu, d'un poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili (2010), d'un poème extrait d’Incontri e agguati (2015), extraits accompagnés du texte original. |
Retour au répertoire du numéro de janvier 2011
Retour à l' index des auteurs
Retour à l' index de la catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)
Commentaires