Ph. angèlepaoli 30 décembre 1935 Deux mois et demi sans toucher ce carnet. Je viens de relire ce que j'ai écrit. C'est idiot. Ca ne supporte pas trois mois de bouteille. Qu'est-ce que ce sera dans vingt ans ? Triste vin ! Je suis dégonflé à bloc, vidé. Écrire était pour moi une chose immense... qui contenait tout, toutes les possibilités, tous les espoirs, les rêves. Je m'étais donné jusqu'à trente ans pour avoir un livre édité. À trente ans j'en avais deux. Et c'est peut-être fini. Un arbre qui sent la sève se retirer jusqu'au bout de ses racines et se perdre dans la terre, à l'automne, et qui reste nu, glacé, dans le vent. J'ai encore le tronc, les branches, les racines. Je sens mes mains plonger dans la bonne terre de mon enfance, la terre épaisse, lourde, féconde. Mais le contact est perdu. Parfois, je sens encore cette montée lente, de ce que je suis obligé d'appeler l'inspiration, faute d'un autre mot. Cette lucidité qui fait, qui faisait que je prenais ma plume. À ces moments-là c'est comme un rideau qui se lève, le jour qui naît. On est perdu dans le bois, dans la nuit, il ne s'est rien passé et tout à coup on voit que les arbres se dessinent dans le ciel. Puis les branches... puis les couleurs viennent lentement, puis c'est le jour ― et on y voit. À ces moments-là tout est clair, précis, vrai, d'une vérité dépouillée, stricte mais pas pauvre, pas froide. Une vérité de vie, riche et pleine. Et si, à ces moments-là, je me mets à écrire, j'en ai pour trois minutes et tout s'éteint à nouveau. Le contact du porte-plume, la vue de la page blanche ont suffi à tuer la flamme. Les mots n'obéissent plus. C'est comme un instrument dont je ne saurais plus me servir. Oh, sans doute, il y a encore de belles phrases qui chantent en moi, des images qui jutent la vie comme une pêche mûre, mais c'est décousu. J'ai toujours de ces rêves éveillés où on ordonne, on bâtit une belle histoire humaine. Mais dès qu'il faut écrire, je n'ai plus que des phrases pénibles, vides, mortes. Elles ne gardent même pas cette apparence de vie que gardent les fruits rongés de l'intérieur. Plus rien. Peut-être est-ce simplement parce que j'ai perdu l'habitude d'écrire. L'entraînement. C'est mon dernier espoir. Et c'est pourquoi j'ai commencé ce carnet. En tout cas j'ai fait fausse route en voulant conter ma vie tout uniment, en commençant par le commencement. C'est idiot. S'il y a quelque richesse là-dedans, c'est intérieur, et ce n'est pas en racontant ce qui a pu m'arriver que je ferai quelque chose. Plutôt, tâcher de profiter des quelques rares moments où la flamme revient pour plonger là-dedans, chaque fois un peu plus profond. Essayer de rapprocher ces moments, de les rendre plus fréquents, plus prolongés et peut-être arriverais-je à retrouver le rythme et le souffle. Jean Proal, Carnet de route, Bulletin spécial n°4, association des Amis de Jean Proal, 2010, pp. 19-20.
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Merci Angèle pour ce texte pudique et émouvant derrière lequel toute personne qui écrit se reconnaît quelque peu. Cet homme désabusé traduit avec beaucoup d'acuité la fulgurance de l'inspiration, si proche en cela de l'espoir. Et si l'inspiration était une forme laïque de l'Espérance ? "Des images qui jutent la vie", dit Jean Proal ; comme c'est beau. Ses mots font saliver encore aujourd'hui. Ses mots redonnent du courage à la petite écrivain de l'ombre qui jour après jour collecte le jus des mots pour en faire un cocktail. Derrière cet homme de 30 ans, lucide et pas orgueilleux d'avoir été publié deux fois, il y une lectrice et femme de 40 ans qui travaille dans l'incertitude d'être encore publiée, d'être davantage lue. Derrière lui, derrière moi, il y a aussi toi. Ta discrétion, ta persévérance et ton humilité. Tant de niaiseries paraissent dans de grandes maisons d'éditions tandis que des poètes de talent, découverts par de petits éditeurs, signent leur oeuvre méconnue, la passion au coeur. Honneur à ces gens de peu qui ont de bien belles plumes. D'hier, comme ce Jean Proal. D'aujourd'hui... comme ces vers que l'on peut lire sur Terres de femmes.
Une bonne année juteuse en mots, Angèle !
Rédigé par : Nathalie | 30 décembre 2010 à 21:14
Chère Nathalie, je te reconnais là, toute de pudeur aussi et de modestie. Ce Carnet de route de Jean Proal m'a été adressé en SP par une amie silencieuse du Pays d'Apt. Une région que j'aime et que jadis je visitais au hasard de nos balades dominicales. Je ne connaissais pas Jean Proal. Je suis heureuse de le faire découvrir à mes lecteurs/ lectrices à travers cet extrait. D'autres viendront, sûrement, en leur temps.
Je te souhaite une belle année de création et d'écriture, partage des mots et d'amitié.
Angèle
Rédigé par : Angèle Paoli | 31 décembre 2010 à 09:30