Ci-dessous, deux lettres datées des premiers mois de la Grande Guerre. Elles m'ont été transmises, ainsi que le préambule qui les accompagne, par mon ami Paul Dalmas-Alfonsi (A.P.).
Originaire d’U Poghju di San Gavinu et résidant à Marseille, Octave Leandri a retrouvé, dans les années 1980, deux lettres que son père, Jean-Paul, avait conservées depuis le tout début de la Grande Guerre. Alors en affectation au Maroc, il les avait reçues de son propre père – déjà prénommé Octave (et décédé en 1922).
Huit décennies plus tard, donc, le petit-fils en a fait des photocopies qui ont circulé parmi ses proches. Il s'agit bien là d'éléments d'un réel trésor familial, de souvenirs d'un désastre qui a particulièrement frappé les familles de Corse.
Sont respectés ici les principes de mise en page de ces lettres et, surtout, a été gardée intacte leur impeccable rédaction en français. Si la ponctuation est un peu négligée (quelques rares virgules pour toutes ces lignes), la lecture n'en est pas rendue pour autant malaisée. Octave Leandri était exploitant agricole et simple commerçant – il tenait un café sur la « place commune » d’U Poghju – mais possédait néanmoins son brevet, ce qui alors « n’était pas rien ».
L'émotion et la complexité de la relation au fils semblent passer, tout à la fois, par une extrême précision de la forme, et malgré elle (
cf. en fin de lettre, à chaque fois, la curieuse abréviation du terme « affectueusement » : tout juste « aff » ; ce serait bien trop long, trop troublant à écrire, et pourtant c’est fait...). Dans les dernières lignes de la seconde lettre, on note toutefois une erreur de construction, la seule : « [...] pour t'embrasser ainsi qu'à ton cousin… ». La plume, toujours si dominée, semble fugitivement lâcher prise. Et l’on en perd, juste à la fin, un peu de son joli français, de sa langue si bien écrite. Un peu de son contrôle, en fait.
C'est que, de la fin septembre 1914, période du premier courrier, à la fin décembre de la même année, où le second est rédigé, on est passé de l'inquiétude (sur fond, toujours, de va-t-en guerre) au drame pur et simple.
Chez ce père et frère désormais cruellement meurtri, la perception de la réalité a changé : de la guerre à distance comme moyen d'assouvir des haines séculaires – et que l’on s’appropriait comme une « vendetta » personnalisée –, on est passé à un conflit qui vous tranche les chairs et vous abîme dans la douleur.
Du combat que l’on voulait mener au carnage que l’on subit, le chemin n’a pas été long. Déclarée au tout début août, à la date du 21 décembre 1914 (celle de la rédaction de la seconde lettre), la guerre n’a pas six mois…
San Gavino 20 sept. 1914
Très cher fils.
J'ai reçu il y a deux jours une lettre de ton frère m'annonçant qu'il se trouve à Montpellier pour une petite égratignure qu'il a reçue au front. Je crains qu'il ne soit blessé grièvement. Pourtant il m'écrit lui-même et d'une belle écriture. Sachant qu'il se trouvait sans argent je lui avais expédié le 30 août 35 fr. et aussitôt que j'ai appris qu'il avait été blessé je lui ai expédié 20 fr. Je lui ai écrit et j'attends sa réponse avant de t'envoyer cette lettre car je ne voudrais pas trop t'alarmer au sujet de ton frère. Puisse-t-il guérir bientôt et obtenir quelques mois de convalescence. Je suis inquiet pour Paul 1 car sa dernière lettre était datée du 21 août.
On n'a plus de nouvelles de Charles Leandri, Marino et Martini Jean André 2 depuis le 14 août. Seront-ils blessés, morts, prisonniers ou bien portants ? Qui sait ! On espère toujours quelque lettre mais on est inquiet. Puisse la guerre ne pas être trop longue car elle a fait assez de victimes et puisse-t-elle se terminer par l'extermination du peuple allemand et le triomphe de notre belle et aimée France. Je ne doute pas du résultat final mais je crains que la guerre ne soit longue. Le Komprinz luttera jusqu'à ce qu'il ait un seul homme valide car c'est un orgueilleux sanguinaire. c'est lui qui a voulu la guerre. Il était le chef des pangermanistes et espérait anéantir la France. Mais la France ne périra pas. Ce sera l'Allemagne qui disparaîtra comme nation et la paix qui suivra cette guerre sera une paix perpétuelle. Il faut l'espérer pour le bonheur de toute l'humanité car il faut déplorer ces folles et gigantesques tueries ces carnages affreux. Je ne puis concevoir que des peuples civilisés 3 puissent se faire la guerre. Je suis en bonne santé, ta vieille grand-mère et tes frères et sœurs aussi. Les correspondances retardent. J'espère que Dominique nous reviendra en bonne santé sous peu ainsi que notre Paul. Quant à toi j'espère que tu resteras au Maroc. Je ne te cache pas que si j'étais jadis patriote maintenant je le suis un peu plus à cause d'une vendetta que j'ai à prendre contre les boches. Ah ! si je puis arriver moi aussi combattre contre ces cochons de Prussiens et venger ton frère et notre patrie. Ce sera le plus beau jour de ma vie quand j'apprendrai la complète défaite de ces assassins. Mais la lutte sera rude et ardente et je ne dissimule pas les difficultés que nous aurons à surmonter !....
Toute la famille s'unit à moi pour t'embrasser aff. 4
Ton père dévoué
O. Leandri
(en rajout dans la marge) Écrite le 20 mise à la poste le 24. Encore une nouvelle lettre de ton frère mais les lettres retardent. Il m'a écrit le 17 de Marseille et reçu sa lettre le 23 au soir.
1. Frère d'Octave Leandri, l'auteur de la lettre, et oncle du destinataire.
2. Tous trois sont du village (Charles Leandri est un cousin) ; on apprendra plus tard qu'ils ont été faits prisonniers.
3. Souligné dans le texte (voir aussi, quelques lignes plus loin, la désignation des troupes allemandes).
4. sic.
San Gavino 21 décembre 1914
Cher fils.
Les malheurs vont par troupe dit le proverbe 5. Aujourd'hui nous avons été officiellement prévenus que notre cher Paul blessé grièvement le 31 août à la bataille de Brieuilly sur Bar (Ardennes) est mort le 6 septembre des suites de ses blessures. Sois courageux cher fils pour supporter avec résignation ce nouveau coup et tâche de nous revenir au moins toi en bonne santé. Bientôt je n'ai plus besoin d'attendre le facteur. Mon frère et mon fils aîné ne sont plus. Ils sont morts tous deux glorieusement pour défendre la patrie. C'est pour toi seul cela hante que j'attends le courrier. Encore une fois que tu nous reviennes en bonne santé. C'est déjà trop de deux. Les meilleurs s'en vont m'a dit M. Costa et il a raison.
Ta grand-mère est inconsolable et la famille aussi. La santé est bonne relativement à nos malheurs 6.
Grand-mère, frères et sœurs s'unissent à moi pour t'embrasser aff 7 ainsi qu'à ton cousin Popaul 8.
Ton père dévoué
O. Leandri
5. E disgrazie viaghjanu à stole.
6. le bilan s'alourdira encore, plus tard, avec le décès d'un autre fils, Antoine, et les graves blessures d'un troisième, Roger. Revenu gazé du front, il devait mourir en 1934 des suites des combats.
7. sic, à nouveau...
8. i.e. Paulu Ghjuvanni Alfonsi, le grand-père de Paul Dalmas-Alfonsi.
une telle vérité bouleversante dans ces lettres. pour eux cette chanson...
Rédigé par : christiane | 21 décembre 2010 à 16:26