Le soir du mercredi 20 décembre 1922 a lieu la générale d’Antigone de Sophocle au théâtre de l’Atelier de Charles Dullin. Mise en scène de Charles Dullin. Libre adaptation de Jean Cocteau en un acte. Musique d’Arthur Honegger. Décors de Picasso. Costumes de Gabrielle Chanel. La comédienne d’origine grecque, Génica Athanasiou*, interprète le rôle d’Antigone, Charles Dullin celui de Créon, et Antonin Artaud celui du devin Tirésias.
Un certain nombre d’intellectuels, dont Raymond Duncan, André Gide, André Breton (et ses amis surréalistes), se disent « consternés » et voient là la confirmation que l’auteur de cette adaptation est « désespérément bourgeois ». Ils envahissent la salle et déclenchent un chahut. Le public, lui, est enthousiaste. La pièce restera à l’affiche pour une centaine de représentations. Elle sera reprise à l'Atelier le 3 mai 1927. « Dès 1917, à Pompéi, Cocteau avait senti l’appel de sa « maison »: « J’avais attendu mille ans sans oser revenir voir ses pauvres décombres. » Il n’a pas seulement accéléré « à grande vitesse » le texte de Sophocle, condensé en un acte, il l’a aussi « latinisé », lessivé de façon à retrouver, sous la « patine », le « grand mystère cruel, impitoyable à l’homme ». « La patine est la récompense des chefs-d'œuvre », lui oppose Gide ; « le maquillage des croûtes », rétorque Cocteau. Antigone est une tragédie de chambre, affranchie des tonalités, à la manière des Petites Symphonies de Milhaud (1918-1922). Le décor de Picasso, d’une nudité olympienne, masque le coryphée, qui n’est autre que l’auteur, qui brûle de hurler à la salle : « Ne riez pas. Ce n'est pas de Cocteau. C’est sublime... C'est de Sophocle. » La musique de cette tragédie vue du ciel est du plus austère des Six, Arthur Honegger, et les costumes, « magnifiquement simples » sont de Chanel. Et si l’on comprend que Breton organise un raffut, c’est par méprise que de jeunes assidus font la claque et montent aux réverbères de la rue d'Anjou pour apercevoir le roi du Bœuf : Cocteau est définitivement perdu pour l’avant-garde. Antigone est son nouvel ange, dur et droit, celui de l’affirmation de soi. À ceux qui l’accusent de battre fausse monnaie, Cocteau répond qu’il remet en circulation de vraies pièces antiques. Ce triomphe ouvre la voie à Giraudoux et à Anouilh. » Album Cocteau, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006, page 146. Biographie et iconographie de Pierre Bergé. EXTRAIT DE L’ANTIGONE DE SOPHOCLE Adieu. Qu’on me vole ma part de vie. Je vais revoir mon père, ma mère, Etéocle. Quand vous êtes morts je vous ai lavés, je vous ai fermé les yeux. J’ai aussi fermé les yeux de Polynice ― et ― j’ai ― eu ― raison. Car jamais je n’aurais fait cet effort mortel pour des enfants ou un époux. Un époux, un autre peut le remplacer. Un fils, on peut en concevoir un autre. Mais comme nos parents sont morts, je ne pouvais espérer des frères nouveaux. C’est en vertu de ce principe que j’ai agi, qu’on me frappe, que Créon me prive du mariage et de la maternité.ADAPTÉE PAR COCTEAU ANTIGONE Qu’est-ce que j’ai donc fait aux dieux ? Ils m’abandonnent. S’ils approuvent mes bourreaux, je le saurai demain et je regretterai mon acte ; mais s’ils les désapprouvent ― ah ! qu’ils leur infligent mes tortures. Marche. LE CHŒUR Son âme n’a aucune détente.CRÉON Il en pourra coûter cher à ceux qui la conduisent et qui lambinent exprès.ANTIGONE Ma mort ne sera pas longue.CRÉON Ne t’imagine pas que le supplice consiste simplement à t’effrayer.Antigone conduite par les gardes descend au premier plan, en contrebas. Un des gardes entre dans une trappe, l’autre le suit et tire légèrement Antigone par son manteau. Elle s’enfonce à son tour. ANTIGONE, à mi-corps. Ma Thèbes ! C’est fini. On m’entraîne. Chefs ! Chefs Thébains ! on outrage votre dernière princesse ; voyez ce que je souffre et voyez quels hommes punissent mon cœur.Elle disparaît. Jean Cocteau, Antigone, Éditions Gallimard, 1948 ; collection folio, 2004, pp. 44-45-46. EXTRAIT DE L’ANTIGONE DE SOPHOCLE CINQUIÈME ÉPISODE (Entre Tirésias, guidé par un petit garçon.) [...] TIRÉSIAS. ― Écoute ce que mon art m'a révélé. J'avais pris place sur l'antique siège augural, port des présages, lorsque je perçus un piaillement confus d'oiseaux en fureur, un ramage inintelligible. Cependant, au vacarme de leurs ailes, je compris qu'ils s'entre-déchiraient. Aussitôt, saisi de crainte, je voulus faire brûler une victime sur l'autel : mais au lieu que la flamme s'élevât au-dessus des chairs, la graisse des cuisses, en fondant sur la cendre, dégouttait, fumait et crépitait ; le fiel s'en allait en vapeur et l'humeur grasse coulait en laissant les os saillir à nu. D'après les indications que me donnait cet enfant, je comprenais que les viscères consacrés se consumaient sans fournir de présage. Car cet enfant me sert de guide, à moi qui guide les autres. Or je dis que la cité souffre de ton fait. Nos autels, tous les foyers où l’on sacrifie, sont pleins de lambeaux que les oiseaux et les chiens ont arrachés à la dépouille de l’infortuné fils d’Œdipe. Les dieux n'agréent plus les prières des sacrifiants ni la flambée des cuisses immolées, et les oiseaux ne font plus éclater des tris de bon augure, car ils ont dévoré le sang coagulé d'un cadavre. Réfléchis, mon fils. Tout le monde est sujet à se tromper, et l’on n’est point pour autant un insensé ni un malheureux, pourvu qu'on ne s'obstine pas dans sa faute. Mais entêtement se condamne à maladresse. Allons, cède au mort, ne persécute pas un cadavre. Un mort n’a pas besoin d’être tué deux fois. Je te parle pour ton bien, car je te veux du bien. Il fait bon écouter la sagesse d'un ami, quand elle sert nos intérêts. CRÉON.― Ah ! vieillard, tous, comme des archers, vous me prenez pour cible ! Il ne me manquait plus que d'en passer par les devins. Tous mes proches m’ont déjà vendu, expédié ! Eh bien, thésaurisez, achetez l’alliage de Sardes et l’or de l'Inde : à votre aise, mais vous n’ensevelirez pas ce mort. Jamais, pas même s’il prend fantaisie aux aigles de Zeus d'en porter des lambeaux jusqu’au trône de leur maître, jamais je ne tremblerai au point de laisser ensevelir cette chair souillée, car je sais que rien d'humain n’a le pouvoir de souiller une divinité. La chute, vénérable Tirésias guette les plus adroits, et ils en sont pour leur courte honte, lorsqu’ils mettent leur honteuse faconde au service de leur cupidité. TIRÉSIAS.― Hélas ! est-il un homme pénétré de cette vérité... Sophocle, Antigone in Théâtre complet, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 93-94. Traduction de Robert Pignarre. * Antonin Artaud dira d’elle : « Sa plainte venait d’au-delà du temps, et comme portée par l’écume d’une vague sur la mer Méditerranée, un jour inondé de soleil ; cela ressemblait à une musique de chair qui se répandrait dans les ténèbres glacées. C’était réellement la voix de la Grèce archaïque...» (Monique Lange, Cocteau prince sans royaume, Paris, Jean-Claude Lattès,1989, page 158). |
■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 4 février 1944 | Création d’Antigone d’Anouilh à l'Atelier → (sur hichumanities.org) Réception et mise en scène de l’Antigone de Jean Cocteau, par Jocelyne Le Ber (Queen’s University Kingston, Ontario) |
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Ce texte ouvre à la Grèce sombre, celle des sacrifices, des autels où fondent et fument les chairs des oiseaux brûlés, aux présages funestes, au sang, à l'ardente Antigone, aux guerres puniques... A quelques pas, Jacqueline de Romilly, la Grèce classique, la douceur, le pardon. Les îles du temps inachevé dans leurs mystères, noir de la mort et lumière, amour et chants, Sappho, l'île de Lesbos.... Pourquoi là ? Pourquoi ça a eu lieu, là ? D'où venait cette langue qui a transmis le beau, la plénitude et la révolte devant la mort de Socrate. D'où venaient ces hommes, ces femmes, ce théâtre, cette beauté ?
Cette nuit, j'écoutais une retransmission, au café de L'Europe, d'une matinée durant laquelle J. de Romilly émerveilla F. Mitterrand et les auditeurs réunis là. Cultivée et drôle, langue d'humour et de sagesse, mélancolie et rire salvateur. C'était bon, plein de vie. Il faut toujours retenir la bonté de la vie quand la mort passe. De toutes façons, un jour, nous emprunterons ce passage sacré, aussi...
Rédigé par : christiane | 21 décembre 2010 à 09:41
Antigone n'a pas d'égal, et c'est Sophocle qu'il faut célébrer infiniment car il en est le père légitime.Déesse de la piété filiale et de la connaissance à tous égards comme l'a montrée George Steiner, elle ne figure autant parfaite comme l'évidence ni dans les répliques de Stace, Rotrou, Racine, Hasenklever, Kierkegaard, Cocteau, Anouilh, Brecht... où elle apparait le plus souvent comme des réactions individuelles à leurs malheurs personnels, ni dans les mythes qui lui sont antérieurs ou ceux encore plus anciens où elle est désignée comme un être chtonien au sens propre du terme.
Depuis Sophocle, Antigone demeure celle de Sophocle et les addenda sont restés addenda.
Rédigé par : Mahdia Benguesmia | 23 décembre 2010 à 00:16
" Après le scandale de Parade au Châtelet en 1917, deux remarques me flattèrent beaucoup. Ce fut d'abord, un directeur de théâtre criant : "Nous n'avons plus l'âge de Guignol", ensuite un monsieur que nous entendîmes, Picasso et moi, dire à sa femme : "Si j'avais su que c'était si bête, j'aurais amené les enfants."
Lettre adressée à Jacques Maritain par Jean Cocteau.
J'ai trouvé cette citation dans un livre édité chez Albin Michel : La... Sottise de Lucien Jerphagnon. (4e de couverture : "C'est un florilège qui présente les fruits d'une cueillette au long de vingt-huit siècles, chez les auteurs les plus divers"...)
Rédigé par : christiane | 24 décembre 2010 à 16:37
Chère Mahdia, sans doute avez-vous raison lorsque vous dites que les addenda ne sont que des addenda ! Ce que je trouve personnellement d'admirable, c'est que l'Antigone de Sophocle ne cesse de donner naissance, à travers les siècles et les auteurs, à d'autres petites Antigones. Antigone est donc vivante. Elle est en nous. Elle agit en nous, elle nous habite. Elle incarne pour moi le mythe en action, inépuisable, une force perpétuellement renouvelée. Dans la liste des Antigones, nous pourrions rajouter celle d'Henri Bauchau.
Je ne connais guère que les grands mythes et certains textes bibliques qui ont cette puissance-là, de continuer d'alimenter la création. Quelque forme qu'elle prenne !
Rédigé par : Angele Paoli | 27 décembre 2010 à 19:31