Ph., G.AdC Mardi 13 novembre Où en suis-je ? Très loin, très bas. Fascination de la chute, du gouffre, l’ivresse de la descente aux enfers. Sans me jouer la comédie, vraiment très sincèrement, j’ai cru que je m’étais damné. Mais on n’est jamais damné ! L’espérance, la grâce... Ah, le rétrécissement, l’étiolement triste, le dessèchement de l'âme ! Mon âme est malade. Peut-être, maintenant, convalescente ? Je l’espère. L'adage latin est faux. C'est « un corps sain dans une âme saine » et non le contraire. Résisterai-je à cette alternance effroyable de victoires et de défaites, à ces chutes livides où je me précipite, au moment même où je suis en pleine montée ? À ces froids qui me reprennent, me font trembler, avant même que la chaleur ne m’ait envahi tout entier, protégé, armé. Je suis comme ces matelots des caravelles, que l’on punissait en les laissant tomber, accrochés à une corde, dans l’eau, sur le flanc du navire. Puis l’on tirait sur la corde et ils remontaient à la surface, aspiraient de toutes leurs forces une gorgée d'air ; à peine avaient-ils le temps d’emplir leurs poumons qu’ils redescendaient dans l’eau froide, submergés, asphyxiés, criant grâce dans le silence liquide, inexorable, de la mer refermée sur eux. Dieu me permettra-t-il de remonter sur le pont, une bonne fois pour toutes, à jamais en plein air, en plein ciel ? ― Je ramasse mes troupes en déroute, affamées, dispersées, blessées, je fais signe à chaque soldat que je vois de venir rejoindre ceux de ses camarades que je suis parvenu à regrouper. Là, au pied du mur craquelé, dans le village fumant, près d’une maison qui brûle encore et dont les cendres vous grattent la gorge comme le duvet des marronniers, au printemps, doux printemps de lait qui est si loin, tellement enseveli sous les décombres de mon âme. Les visages de ces soldats sont tout gras de sueur et de barbe, et leurs gestes sont gauches comme ceux des hommes trop las, ils titubent en marchant, prêts à la contre-attaque grâce à quelque ultime réserve d'énergie, de courage, un dernier, un merveilleux, un incassable ressort. Je n'ai plus de troupes fraîches. Je dois lutter avec mes derniers survivants, avec mes blessés, avec mes morts. Si je suis vainqueur, ce sera le miracle de Dieu. S’il y a ivresse de la déchéance, c’est que la déchéance est encore une aventure spirituelle, et que toutes les aventures spirituelles enivrent. Mais la déchéance est la dernière ivresse de l’âme. Jean-René Huguenin, Journal [1964, 1993], Éditions du Seuil, Collection Points, 1997, pp. 107-108. |
■ Jean-René Huguenin sur Terres de femmes ▼ → 22 septembre 1962 | Mort de Jean-René Huguenin (extraits du Bloc-notes de François Mauriac et de La Côte sauvage de Jean-René Huguenin) |
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