Ph., G.AdC
REFUSER, MAIS DIRE OUI
Les titres de Caroline Sagot Duvauroux surprennent toujours — l'avant-dernier
Le Vent chaule (Corti, 2009), maintenant
Le Buffre —, choisis comme pour rappeler qu'un livre n'a pas à séduire avant que la lecture en soit commencée. On se plaît à rapprocher "buffre" de "buffle", d'une animalité qui évoque les espaces mal définis de la savane, il s'agit cependant d'autres espaces, ceux où a été construit un hameau sur le causse Méjan (entre Sainte-Énimie sur le Tarn et Meyruels sur la Jonte), et son nom signifie, écrit l'auteur,
« battu par les vents ». Rien d'exotique donc dans ce livre, ô combien dérangeant par ailleurs.
Il faut s'attarder sur les premières pages qui se présentent comme fragments d'un journal, daté “juillet 2007”. Il y est d'abord question de la coupe d'un frêne, non décrite mais donnant lieu à un travail jubilatoire de la langue ; on part de la sève de l'arbre pour y associer naissance et mort :
« [...] Jusque-là nous avons été jusque-là vomir l'urine d'un frêne pleureur. La rendre aux divers deuils, aux divers seuils. Saler les prés du bord des mères. Important. Mourir un peu. Important. Sûr et certain. Son départ chacun. On a fait. L'eau s'est retirée du corps par l'entaille du frêne et des mères. [...] » Cela se poursuit par un emportement maîtrisé qui entraîne le lecteur à tordre les mots, ici mot-valise (accroupion) et concaténation (tientiens), à saisir un rythme dans le temps : l'avenir
(« On va aimer quelqu'un demain. Mais on n'en sait rien »), le passé
(« Avec de l'autrefois plein les mains du jour ci-devant ») et le présent, soigneusement daté :
« 11 juillet 2007, 8 heures, on rase la Picharlerie » ; il s'agit d'un hameau que le propriétaire préfère voir disparaître plutôt que de le savoir habité par des « utopistes marginaux ».
Entre ce premier ensemble et les cinquante pages à venir, un lien reprend les motifs esquissés, la violence (ce qui est vécu en Palestine), les lieux où l'on se reconstruit
(« De la déroute à la transfusion. Le Méjan »), le passé, soit l'enfance et les contes à partir des deux premiers vers réunis de la légende de saint Nicolas :
« Ils étaient trois petits enfants qui s'en allaient glaner au champ // Sont emportés par l'épervier / Sont déposés sur le Méjan / », etc.
Les pages liées au
Buffre sont datées, “20 au 29 juillet 2009”. On pourrait les lire comme un journal, puisque des actions y sont rapportées, assorties de réflexions ; on les lit immédiatement comme une longue prose partagée en séquences inégales, coupée par des ensembles en italique — vers séparés par des barres (/) et liés au causse — et par des communiqués en anglais sur les opérations à Gaza. Longue prose : on dirait aussi bien “longue poésie”, la distinction n'ayant guère de pertinence, ici comme chez d'autres écrivains. Au départ de ces pages, il y a une résidence en juillet parmi les femmes qui récoltent la lavande sauvage sur le causse Méjan, diverses plantes à d'autres saisons. Au départ encore, le saisissement d'être dans le paysage du causse :
« Il n'y a rien c'est ici. L'admiration s'effare. On a quitté la pensée. Les mots tremblent dans des confins ». C'est ce “rien”, cette nudité que Caroline Duvauroux explore.
Le causse lui apparaît comme un paysage de mythologie, façonné par le feu et l'eau associés, et la phrase le fait éclater, le rend au vif sans qu'il soit décrit : «
L'eau sourd pure, expulsée de mille ans d'ordalie par le feu. Elle se propulse de la forge à toujours pour enfin mourir d'air et de ciel. Elle a emporté l'allure du feu, c'est un torrent, [etc.] ». Pas de description non plus au long des cinquante pages, car comment narrer qu’
« on est avec les pierres et les oiseaux, on est dessus, dans, parmi et dessous ». Mais si le refus du récit est évident, n’est pas gommé ce pourquoi les lavandières, ou le berger, sont là, pour un travail difficile, fatigant, mal rémunéré pour ces « pieds de gagne-misère ». Ne sont pas plus oubliés les conflits hors du causse : ce n'est pas un hasard si le livre s'achève par une lettre de Clémentine, rapportant à Caroline un épisode de sa vie en Palestine ; la lettre se termine par une remarque que l'auteur pourrait appliquer au causse Méjan,
« je n'arriverais pas à t'expliquer cette atmosphère, ces moments vécus ça et là, c'est inestimable. »
Parmi ces moments vécus sur le causse, il y a le partage de la vie des lavandières et la très vive attention à ce qu'elles font, à leur manière d'être entre elles sur le plateau, aux épisodes de leur vie qu'elles échangent, elles qui
« savent la complexité des relations et que savoir ne change rien qu'attiser le mystère. » Les histoires d'enfance qui resurgissent, celle de l'enfant qui veut aller voir “là-bas”, mais il n'y a rien à voir lui dit la vieille femme :
« On a passé l'enfance à convoiter ce rien. On y est. L'enfant c'est moi. Rien est imprenable quelle délivrance. Rien vous tient. » Les légendes autour de sainte Énimie. Une nature qui réduit les hommes à ce qu'ils sont, passagers éphémères, tous dans l'oubli, mais aussi une nature où, pour l'auteur, tout pourrait recommencer, s'inventer tant elle semble autre dans sa nudité, à l'abri du reste du monde.
D'une certaine manière, le causse symbolise pour Caroline Sagot Duvauroux ce qui, à l'écart, refuse le système marchand et sa violence et, en même temps, l'espoir d'une autre façon de vivre, le oui au vivant. Refuser mais dire oui, cela pourrait résumer ce qu'est
Le Buffre. Ce qu'est la poésie :
« Éclabousser la langue d'un oui qui refuse, d'une puissance innommable. Le conflit et le gré. Si tout s'articulait de penser, la poésie serait inutile. La poésie cherche à inarticuler l'énigme de parler ». “Programme” d'une grande exigence, celle à l'œuvre par exemple chez deux auteurs présents dans
Le Buffre, Novalis, par une citation, et Beckett, par un titre
(Malone meurt).
Tristan Hordé
D.R. Texte Tristan Hordé
pour Terres de femmes