Carnets de marche 2010
Ph. angèlepaoli
AUJOURD’HUI LA MORT M’HABITE
.Arrive un jour où l'on atteint l'âge de ceux qui nous ont quittés.
Ainsi j'ai rejoint un matin l'âge de la mort de mon père. pour quelques heures seulement. j'ai pensé ce jour-là ― pour la première fois sans doute ― qu'il était vraiment jeune pour mourir. et je me suis sentie vieille ― pour la première fois.
.jour après jour j'ai dépassé l'âge de la mort de mon père. le temps de ce temps de sa mort est derrière moi un peu passé. son visage pourtant demeure fidèle à ma mémoire. inchangé image unique la même toujours.
.j'ai aujourd'hui atteint l'âge que mon aïeule Jeanne avait lorsqu'elle s'est éteinte une nuit de ma première enfance. elle que j'avais tendance à trouver vieille sur les photos qu'elle a laissées d'elle elle m'a semblé jeune soudain au moment où nous nous sommes croisées le temps d'une journée.
.Avant ― mais lequel ― j'avais l'éternité devant moi. la mort de mes proches ne me préoccupait pas.
ils mouraient voilà tout. ils mouraient vivre leur vie dans le silence un peu rance du tombeau
sans que s'insinuent en moi autour de moi les fils serrés de leur existence têtue.
.aujourd'hui leur mort m'habite ― tissu continu discontinu continu ―
la mort ici égrène sa présence au fil des jours et chacun au village est censé savoir pour qui sonne le glas. deux coups trois coups. homme femme.
.En surveillant le profil d'aigle de mon vieil oncle
tête alourdie dans le voûté des épaules
pupilles fixes dégagées de leurs ourlets
regard voilé en équilibre
sur le vide
j'ai perçu
sous les paupières abîmées
le désarroi contenu maîtrisé douloureux
de celui qui sait que le terme est proche
que ses jours sont comptés
qu'il faut se résigner À
a-t-il dépassé l'âge de la mort de son propre père
seule la tombe de Navacchjeli pourrait me le dire
combien d'années lui reste-t-il
à s'habiller le matin à se déshabiller le soir
à voir le soleil se lever se coucher sur la mer
à partager le pain sous la lampe
à réciter pour moi de sa voix sombre
les vers de l'Énéide
Arma virumque cano Troiae qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Laviniaque venit
litora
à échanger des mots épars avec ceux de son âge
à sourire au rire des petits-enfants en tohu-bohu sur la place
combien de jours encore
à puiser sa vie dos voûté
à leurs forces vibrantes
regard posé sur l'instant de leurs jeux
seulement des enfants
sans souci du temps présent ni de l'ailleurs
quel lien entre ces jeunes vies caracolantes
et la sienne (et la mienne)
emplie d'un passé dont lui seul se souvient
visage perdu sur l'au-delà du fil ténu humide
horizon sans limite sans avenir autre
que le silence blanc du salpêtre
ou le silence noir et visqueux de la terre.
.le temps des morts approche
qui réveille l'âme furtive des anciens
le village bruit de leurs voix du semis de leurs pas
dans le petit bois de chênes qui craque
odeur de cyprès
et de mousse.
.je calcule.
.emportée dans une spirale inutile qui ne me lâche pas
quel âge la vieille Emma lorsqu'elle est morte en 1968
55 ans en 1940
année où elle a été mise à la retraite je calcule je compte
1889 année probable de sa naissance 79 ans âge probable de sa mort
les chiffres m'obsèdent qui scandent le temps
de combien d'années ma mère a-t-elle dépassé sa tante Elisabeth
et le vieil Augustin et jusqu'où ira-t-elle
ira-t-elle au-delà de cent ans comme sa cousine Françoise
des cent trois ans comme sa tante Rose
et moi de combien doublerai-je la mise
des trente années qui nous séparent.
.il y a un jour où les vieux enfants rejoignent leurs parents dans la mort
morts tout neufs allongés sous la dalle à côté des anciens
même froideur figée dans le silence du tombeau.
.je lis sur les plaques de marbre les dates de chacun
je me promets de les retenir
les chiffres dansent et s'envolent
je ne retiens que les noms que j'égrène
je reviendrai plus tard avec de quoi noter.
Carry Lola Pierre Jeanne Jeannette Jean Eliane
.je compte les espaces vides.
un pour ma mère et un pour mon oncle
.après.
.il faudra
badigeonner les murs
procéder au regroupement
Carry avec Lola Jeannette avec Eliane Pierre avec Jeanne.
.demain prévoir
les chrysanthèmes et les lumignons rouges
monter au tombeau avec les clés le sécateur
pousser la grille.
.la lourde porte grince sur ses gonds
ils sont là silencieux
endormis
dans mon recueillement éphémère.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Tes mots prennent à la gorge. On ne pleure pas la mort dans ce qu'elle a de plus funèbre, d'inconsolable. On s'émeut de cet hommage aux générations passées. Ton portrait de l'oncle est un vibrant témoignage de la vie. Là où on voit la mort, la vie apparaît toujours en contrepoint. Féconde jusque dans les petits riens du quotidien. Et les touches sensibles avec lesquelles tu évoques le cimetière et le rite des visites est d'un réalisme plein de poésie. Tout cimetière en automne est beau et cela nous réconcilie avec nos deuils.
Bravo aussi pour ton beau poème sur l'automne écrit avant-hier. Tu as vraiment les mots et les images pour creuser et fouiller la nature, la retourner avec ton stylo, nous la donner avec ses odeurs et ses contrastes. Et quand on voit la photo du hameau de Vignale on comprend que la Corse est une louange à l'automne.
Rédigé par : Nathalie | 25 octobre 2010 à 09:19
Quelle parole ! et que de mort(s)...
Rien ne peut empêcher cette chute des corps et des vies dans les tombeaux. Rien ne peut museler la pensée, la mémoire.
Mais dans ce désastre il reste l'amande pure du jour qui naît et la liberté d'être soi, de mener sa vie librement même au milieu des prisons de verre, des cages fermées car de ces quelques années que la vie nous octroie (comme un cadeau empoisonné) nous pouvons infléchir le cours par nos décisions. Qu'importent les scandales, les conformismes, les rideaux qui se soulèvent, les parlottes des bouches édentées. Libres dans sa tête et dans son coeur contre vents et marées et tous les tombeaux implosent face à la vie de l'esprit !
Magnifique page d'écriture chère Angèle. Nouvelle génération de Carnets de marche ? Ah, j'attends l'odeur de l'automne, des lisiers des cochons, des laines rentrées à la bergerie, des champignons, de la mer sauvage, des vents fous.
Belle écriture, et à bientôt.
Rédigé par : christiane | 25 octobre 2010 à 09:21
Il y a tellement de temps que je vis avec mes morts... mes mortes plutôt... c'est doux maintenant, mon Angèle... Chez nous, ce sont les femmes qui partent en éclaireuses et les hommes se consolent ou non, dans d'autres bras, d'autres jupes... les enfants se dispersent de façon parfois radicale. C'est le sauve-qui-peut dans l'archivage presque impeccable. Si on n'évoque pas le sujet, c'est pour laisser toute la place aux vivants qui s'y accrochent avec des mines de déçus. La vie ne garde pas ses femmes en bon état ici, elle les use prématurément, à cause des grossesses, des maladies insidieuses négligées pour cause de marmaille et de pas le temps de s'apitoyer sur ses organes... Elles aimaient les enfants, le petit jean, dédé aux yeux chinois, dédé le grand un peu jaloux, le petit robert et ses gencives constellées d'incisives douloureuses. Elles aimaient les fleurs, le piano et la peinture pour dames, elles aimaient leur mari qui faisaient les bravaches dans leurs costumes militaires, sous leur calvitie progressive et leur bedaine inquiétante, elles aimaient s'habiller de long en cachant leurs rondeurs résiduelles et mettre en conclusion dérisoires, leurs plus belles dentelles au dessus des corsages, elles ne quittaient guère pourtant leur tablier, sauf le dimanche ou pour aller à la messe.Elles eurent des filles, une morte, l'autre pas. Elles ne se sont pas connues, ni les mères, ni les filles. Les familles gardent leurs mortes dans la maison du silence, il ne faut pas les réveiller. "Le silence un peu rance du tombeau" est le même dans le souvenir, lorsqu'il n'existe même plus de sépulture, chaque roche un peu glacée parle de l'immobilité têtue des ancêtres disparus. Les mortes sans tombeau sont-elles plus à plaindre que celles qui en ont ? Je ne sais pas. La mort des hommes me chagrine moins, leur vieillesse est plus bouleversante à mes yeux. Lorsqu'ils perdent pied, ils sont comme de petits enfants au nombril barbouillé de jus d'abandon. Leurs regards se perdent au milieu des tombes, ils ne les voient pas telles qu'elles sont. Alors ils font écrire deux dates dessus pour dire qu'ils ont existé. La première est pour eux la plus importante. Mais je ne suis pas certaine de ce que j'écris. Je ne sais pas qui écrit lorsque je rejoins ton beau texte qui me touche au coeur. Tu parles du père , comme moi de la mère. C'est complémentaire. L'écriture ici est la caresse sur le front de ceux et celles qui sont parti(e)s ou vont partir. Je touche le mien, il est encore chaud pour l'instant. J'ai bientôt l'âge de l'une des tiennes... Le vent dehors ne le sait pas. Il tourbillonne bruyamment. Et ici, je suis calme.
Rédigé par : Mth Peyrin | 25 octobre 2010 à 22:46
Merci, merci, Angèle. Merci pour ma mère chérie, pour mon père très aimé, partis presque ensemble parcequ'impossibles à séparer. Merci pour mes larmes et cette proximité: Soeurs en douleur et en sérénité pourtant.
Rédigé par : laurence | 26 octobre 2010 à 13:36
Je n'ai même pas pu lire les commentaires précédents, que les commentateurs me pardonnent. Je parcours depuis longtemps votre maison et aujourd'hui, la première phrase m'a touchée comme un murmure que l'on essaye de ne pas entendre et puis quand ça y est, on l'entend, il faut peut-être écrire tout ce beau texte pour... non, il n'y a pas moyen. C'est ainsi terrible et simple, on n'échappe pas, ni au souvenir ni à ces comptes que l'on se surprend à faire.
Bref, c'est bien.
Rédigé par : ana assunção | 26 octobre 2010 à 13:55
Merci pour la profondeur de votre écriture.
N'ayons pas peur de partir. Nous deviendrons de la poussière d'étoile et nous tournerons indéfiniment au milieu des galaxies grandioses.
La communauté des absents est plus vaste que celle des présents.
Amitié en poésie
Rédigé par : renaud | 26 octobre 2010 à 22:13
Vous lire, Angèle, est ce temps de plaisir pris sur le quotidien. J'aime la simplicité complexe de vos mots justes ouvrant une puissante brèche d'émotion.
Rédigé par : Ile E. | 28 octobre 2010 à 17:44
Aujourd’hui la mort m’habite
".je compte les espaces vides. un pour ma mère et un pour mon oncle "
Je vis sans tombeau, sans devenir et sans futur ni non futur accepté et pourtant vos mots et votre littérature me touchent au profond, en cet endroit où la tristesse danse sur la lucidité du vivre et du partir. Je regarde chaque jour la vie caracolante passer dans mon jardin et à ses flancs deux petites filles qui peut-être s’approprieront votre démarche entre la poésie et ma mort. Je comprends avec une surprenante intensité le rire et la tristesse mariés dans une mort qui habite toute vie et avec vous, je partirai de vos mots en disant : Aujourd’hui la mort m’habite.
Rédigé par : jms | 30 octobre 2010 à 17:34
oooh
merci pour ce texte
Rédigé par : Christie | 05 novembre 2010 à 17:20