Ph., G.AdC
3 octobre 1911.
Ce matin, de grand matin, il fait encore presque nuit, car Octobre commence, et, les moissons rentrées, le calendrier chinois annonce un retard étonnant dans les coutumes et la lumière, René Leys est déjà là, sur son cheval peureux, toujours le même… Au moment de sauter en selle, le valet d’écurie, d’une main, me sert l’étrier, et de l’autre me tend pieusement un chiffon couvert d’écriture européenne qu’il vient de tirer du crottin.
Inconsciemment, je le déplie. Inconsciemment je rougis, et, comme pour m’excuser devant Leys, je mets précieusement le chiffon dans ma poche…
― C’est étonnant, mon cher, comme ces arrière-petits-fils de lettrés chinois, même domestiques, ont le respect de tout ce qui est écrit ! Savez-vous ce que ce brave « mafou » vient de me remettre ? Une vieille note de linge sale… Il a raison. Elle n’est pas encore payée. Elle le sera.
Il a passé devant, sur son extraordinaire cheval agressif… Il s’enfonce dans l’aube grise. Manifestement, le ciel hésite entre le grand hiver que je ne connais pas encore et le plein été qui se clôt. Il se prépare doucement cet automne prolongé, seule saison bien assise entre les trois autres, qui éclatent comme des cataclysmes, en explosions de vent, de chaleur ou de froid, de caléfaction, ou de glace…
C’est décidément une bien belle aube qui se lève. Pour la première fois, je constate que René Leys est doucement ému par la pénétration de l’heure et des choses alentour… Il respire longuement. Un poète dirait aussitôt « qu’il soupire ». Il regarde en haut, le « ciel » puis devant lui, tout l’« horizon »…, se retourne vers moi et me sourit. Vraiment je ne l’ai jamais vu sourire ainsi : il me semble chercher quelque chose de très difficile à exprimer… Il dit enfin, pleurant presque de ses yeux sombres devenus plus jeunes tout d’un coup :
― Ah ! il fait bien beau, ce matin !
J’ai compris : ce garçon est décidément amoureux.
Il se confie :
― Je n’ai pas suivi votre conseil. Vous m’aviez dit de refuser ?
― Refuser quoi ? La veste jaune ? Pas du tout !
― Non : la petite concubine offerte par le Régent.
― Encore moins ! Mais vous y pensez encore ? C’est très grave : vous allez vous attirer une bonne scène de jalousie ; vous ne pourrez pas vous cacher. Que va-t-Elle bien penser de vous, l’Autre ?
Et, de mes deux mains levées, je fais le geste qui désigne Celle ou Celui que le Trône assoit.
Il me répond avec simplicité :
― Je n’essaierai pas de me cacher… Elle a une « contre-police-secrète… » payée par Elle et qui ne me lâche pas. Mais c’est Elle qui m’a obligé d’accepter…
― Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à cheval, à courir les chemins et à parler « sans agir » ?
― C’est déjà fait.
― Enfin !
― Oui ; avant-hier, quand je vous ai quitté, ce n’était pas « Elle » que je m’en allais rejoindre.
Et son air est ravi à ce point que je ne dois dès lors plus rien ignorer. D’ailleurs, il m’explique :
― Elle aussi voulait m’offrir une concubine !
― Hein ! Elle aussi ?
― Mais oui. Ce n’est pas convenable qu’un homme un peu bien placé n’ait pas de concubine. Il y a des jours du mois où la concubine est nécessaire.
― Oui.
― Elle m’a présenté une suivante… Elle a compris que je ne la trouvais pas… acceptable puisque le Régent m’en avait déjà réservé une autre.
― Alors ?
― Elle m’a permis de la recevoir. Je suis donc retourné au Palais du Régent et j’ai offert à ma concubine une voiture européenne…
― C’est tout ?
― Cette fois, elle n’a pas eu peur de moi. Je crois aussi que le Régent lui avait fait des recommandations.
J’admire beaucoup la poésie de cette défloration politique. Je ne puis m’aventurer à reconstituer au hasard les impressions de la jeune acceptée, ― par ordre, ― mais je dois dire que celles de l’acceptant lui ont donné ce je ne sais pas quoi de victorieux et de sûr qui s’attache aux fermes conquêtes…
Et, longtemps, la promenade se prolonge, mielleuse comme un voyage de noces, alanguie comme un retour de confidences…
Victor Segalen, René Leys [1922], Éditions Gallimard, 1971 ; Collection L’Imaginaire, 1978, pp. 172-173-174.
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