Le 17 octobre 1973 meurt à l’hôpital Sant’Eugenio de Rome Ingeborg Bachmann. Trois semaines auparavant, le 26 septembre, elle était entrée dans le coma après avoir été très gravement brûlée dans son appartement romain de la via Giulia. Elle est enterrée à Klagenfurt, où elle est née le 25 juin 1926. Image, G.AdC Passionnée de philosophie et de psychologie, Ingeborg Bachmann, poète, nouvelliste et auteur de pièces radiophoniques, publie en 1971 son unique roman, Malina. Du moins, le seul roman dont elle ait achevé l'écriture. Deux ans avant sa mort tragique. Première partie d’un cycle inachevé de trois romans, Malina forme avec les récits de Franza et de Requiem pour Fanny Goldmann (tous deux publiés après sa mort) une trilogie que Bachman voulait réunir sous le titre Todesarten. Écrit à la première personne, Malina, qui met en scène la ville de Vienne, tourne autour d’un trio amoureux ambigu et énigmatique. Celui de la narratrice, divisée par le questionnement existentiel qui l’assiège, jusque dans sa relation à Malina et à Ivan, les deux hommes qu’elle aime (sans pour autant être ni leur épouse ni leur amante) et dont elle attend sa propre guérison. Cette quête douloureuse, non exempte d’une sexualité exacerbée par les thèmes obsessionnels qui hantent Ingeborg Bachmann (agression, viol et inceste), n’a pour aboutissement que la disparition. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli EXTRAIT de MALINA « Sur le Graben, je me suis acheté une nouvelle robe, une longue robe d’intérieur pour une heure l’après-midi, pour quelques soirées de fête à la maison, je sais pour qui, elle me plaît parce qu’elle est longue et fluide et justifie tout ce temps passé à la maison, dès aujourd’hui. Mais, pour l’instant, je voudrais être sans Ivan et surtout sans Malina ; c’est seulement quand Malina n’est pas là que je peux me regarder souvent dans le miroir, je me tourne et me retourne plusieurs fois face à la grande glace de l’entrée, séparée des hommes par une distance énorme, abyssale, vertigineuse, fabuleuse. Je peux vivre une bonne heure hors de l’espace et du temps, profondément satisfaite, emportée vers une légende où seuls tiennent lieu de réalité le parfum d’un savon, le picotement d’une eau de toilette, le frou-frou de la lingerie, la main plongeant une houppette dans le poudrier ou traçant pensivement un contour. Cela donne lieu à une composition, il s’agit de créer une femme pour une robe d’intérieur. C’est dans le plus grand secret que s’esquisse de nouveau ce qu’est une femme, et c’est alors un commencement, avec une aura qui n’est pour personne. Les cheveux doivent être brossés une vingtaine de fois, les pieds enduits de crème et les ongles vernis, il faut épiler les jambes et les aisselles, ouvrir et fermer la douche, un nuage de poudre vole dans la salle de bains, on regarde le miroir, c’est toujours dimanche, on consulte le miroir mural, peut-être est-ce déjà dimanche. Un jour toutes les femmes auront les yeux dorés, elles porteront des chaussures et des robes dorées ; elle coiffait ses cheveux d’or et se les arrachait, non ! Et sa chevelure d’or flottait au vent quand elle remonta le cours du Danube et parvint en Rhétie… Un jour viendra où les femmes auront les yeux mordorés, les cheveux mordorés, et la poésie de leur sexe sera recréée. J’étais entrée dans le miroir et, en disparaissant dedans, j’avais lu l’avenir, j’étais en accord avec moi-même et ne le suis plus. Réveillée, je regarde le miroir en clignant des yeux, pour hachurer le bord de la paupière. Je peux y renoncer. L’espace d’un instant, j’ai été immortelle ; je n’existais plus pour Ivan et ne vivais plus en Ivan, c’était sans importance. L’eau de la baignoire s’écoule. Je ferme les volets, range les crayons, le poudrier, les flacons, les atomiseurs dans l’armoire de toilette pour que Malina ne se fâche pas. Je range la robe d’intérieur dans la penderie, elle n’est pas pour aujourd’hui. J’ai besoin de prendre l’air avant d’aller me coucher. Menacée par la proximité du parc, par ses ombres et ses silhouettes obscures, je m’engage avec précaution dans le Heumarkt et fais un crochet par la Linke-Bahn-Gasse car cette partie du trajet me met mal à l’aise, du moins jusqu’à la Beatrixgasse où je me sens de nouveau en sécurité ; de là, je remonte la Ungargasse jusqu’au Rennweg, car je ne veux pas savoir si Ivan est chez lui ou non. En revenant, je prends la même précaution afin de ne voir ni le numéro 9, ni l’instructive Münzgasse. Ivan doit avoir sa liberté, son champ libre, même à cette heure. Je monte les marches quatre à quatre, il me semble entendre la douce sonnerie métallique d’un téléphone, ce pourrait être le nôtre qui retentit pour de bon, par intermittence, je force presque la porte et la laisse ouverte derrière moi car le téléphone hurle, sonne l’alarme. J’arrache l’écouteur et dis, surprise, à bout de souffle : Je rentre à l’instant, j’étais allée me promener Seule bien sûr, que vas-tu croire, juste quelques pas Tu es chez toi, comment pouvais-je le Alors c’est que je n’ai pas vu ta voiture Je venais du Rennweg J’ai dû oublier de regarder ta fenêtre Je préfère venir par le Rennweg Je n’ose pas passer par le Heumarkt Donc tu es déjà rentré À cause du parc, on ne sait jamais Mais où avais-je les yeux Dans la Münzgasse, la mienne y est aussi Bon, alors je t’appelle, il vaut mieux que je te rappelle demain Viennent la réconciliation et la somnolence, l’impatience se dissipe, moi qui n’étais pas tranquille, me voici de nouveau en sécurité, je ne rase plus les murs en longeant le parc plongé dans la nuit, je ne fais plus ce détour dans l’obscurité, bien au contraire, je suis un peu chez moi déjà, sur ma planche de salut de la rue de Hongrie, j’ai déjà sauvé ma tête dans mon pays à moi, elle est hors de l’eau. Dès les premiers grondements de mots et de phrases, dès que j’esquisse, que je commence. Un jour viendra où les humains auront des yeux mordorés et des voix sidérales, où leurs mains seront douées pour l’amour et où la poésie de leur sexe sera recréée… Déjà je rature, je relis, je déchire. …et leurs mains seront douées pour la bonté, leurs mains innocentes saisiront tous les biens les plus sublimes, car il ne faut pas que les hommes attendent, ils n’attendront pas éternellement… Déjà je vois, je prévois. » Ingeborg Bachmann, Malina, Éditions du Seuil, 2008, pp. 113-114-115-116. Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira. |
■ Ingeborg Bachmann sur Terres de femmes ▼ → Lettres à Felician (lecture d’AP) → Schatten Rosen Schatten (poème extrait d’Invocation de la Grande Ourse) → 20 juillet 1945 | Ingeborg Bachmann : lettre à Felician |
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Ce très beau livre d'Ingeborg Bachmann : Malina et cet extrait mystérieux que vous avez choisi m'ont conduite à relire une de ses nouvelles, tout aussi étrange : Trois sentiers vers le lac.
Les sentiers autour du lac de son enfance ramèneront-ils Elisabeth chez elle ?
«... elle s'empara seulement du petit billet tout froissé qu'elle glissa sous son oreiller avant de s'endormir, touchée par un rêve à la lisière du sommeil, et de porter la main à sa tête et à son coeur, parce qu'elle ne savait pas d'où venait tout ce sang. Et elle pensa encore : Ce n'est rien, ce n'est rien. Il ne peut plus rien m'arriver. Il peut m'arriver quelque chose mais il ne doit rien m'arriver.» (Babel Littérature n° 724, 2006, page 274)
Rédigé par : christiane | 17 octobre 2010 à 20:10
Merci pour ce souvenir, lequel peut se compléter avec le lien ci-après:
http://bit.ly/cbdZVn
On y trouve Françoise Rétif parlant d'I.B. en prenant le temps (ce n'est pas si fréquent en T.V), un regard large et documenté, aimant aussi. Les thèmes d'I.B. y sont explorés, notamment celui de la frontière et des origines, deux thèmes puissants chez I.B.
Que dire enfin de Philip Glass? J'ai écouté mille fois ce morceau pendant mes années de fac, avant que l'on me vole le disque. Une vraie émotion, presque mélancolique, de retomber dessus ainsi au détour d'un clic de souris...
Bouts de musiques que l'on croyait oubliés, la Corse est pleine de trésors, décidément !
Syl. S
Rédigé par : Sylvie Saliceti | 18 octobre 2010 à 12:34
Remarquable document que ce document sur Bachmann, Celan et Kiefer. Cette expo Monumenta au grand Palais en 2007 a permis d'écouter de beaux entretiens, au calme, presque chaque semaine à 19 heures. Françoise Rétif est si concentrée, si simple. C'est un bonheur de l'écouter.
Merci Sylvie. Que de trésors vous déposez ici !
Rédigé par : christiane | 18 octobre 2010 à 18:00
Et vous revoilà Christiane, merci pour votre petit mot, un plaisir de vous retrouver, et d'échanger quelques mots ...
Je viens faire un tour ici de temps à autre, pour le calme, quand le voyage est long, un peu comme les diligences d'antan s'arrêtaient pour la nuit dans les tavernes, à ceci près que les taverniers sont ici sur une île, puis qu'ils offrent l'avantage d'être lettrés !
Je pense que nous aurons le plaisir de nous rencontrer pour de vrai un jour ou l'autre,
Cordialement,
Sylvie
PS: J'écoute Philip Glass...musique répétitive oblige, c'est la cinquième fois au moins que je viens ravir mes oreilles !
Rédigé par : Sylvie Saliceti | 18 octobre 2010 à 19:33
Sono andati nel deserto. La luce si rovesciava su di loro, l’eruzione del cielo, accompagnata da un odore caldo e pulito. La grande clinica, il grande purgatorio dal quale è impossibile uscire benché sia aperto da tutte le parti.
Tutto vuoto e tutto più presente di ciò che si spaccia per presente. Non il Nulla, no, il deserto non ha niente a che fare col Nulla.
Dolore, strana parola, strana cosa, destinata al corpo nella storia naturale dell’uomo, trasmigrata dal corpo e resa più dirompente nel suo cervello. Io sono nel deserto per liberarmi del mio dolore, e se non me ne libero – il dolore che infuria dentro la mia testa, dentro i miei organi respiratori, dentro le mie coronarie e fino alle estremità contorte, questo folle dolore che di ora in ora sceglie un campo diverso per mettermi alla prova, la mia mascella per serrarla, i miei denti per farli battere, le mie mani perché diventino insensibili, penzolanti come corpi estranei lungo i fianchi, e perché la tazza mi cada di mano, e se di questo dolore non mi libero più, non in queste ginocchia che si piegano, non in questi occhi in cui dopo la morte temporanea le pupille ballano e rimangono storte. E se io di questo dolore non mi libero più…
La tenebra egizia, di questo bisogna darle atto, è perfetta.
(Ingeborg Bachmann, Il libro Franza)
Rédigé par : alfredo | 20 octobre 2010 à 20:45