Image, G.AdC
Le
29 septembre 1981 a lieu au Théâtre des Mathurins, à Paris, la création de
Jacques et son maître de
Milan Kundera, dans une mise en scène de Georges Werler. Avec Jean-Michel Dupuis (Jacques), Gérard Caillaud (Le Maître de Jacques), Jacqueline Staup, Michel Beaune, Frédérique Ruchaud, Micky Sébastian et Philippe Murgier.
Écrit au lendemain de l’invasion en 1968 de la République tchécoslovaque par les troupes soviétiques (le manuscrit de la pièce ayant été emporté en fraude à Paris en 1972 par Georges Werler), cet hommage à Denis Diderot est une libre « variation » en trois actes inspirée par
Jacques le Fataliste.
DEUXIÈME ACTE
Même disposition scénique ; la scène est entièrement vide, à l’exception d’une table placée en avant et à laquelle sont assis Jacques et son Maître qui terminent leur souper.
SCÈNE 1
JACQUES : Tout a commencé par la perte de mon pucelage. Je me suis soûlé, mon père m’a filé une raclée, un régiment passait dans le coin…
L’AUBERGISTE, entrant : C’était bon ?
LE MAÎTRE : Délicieux !
JACQUES : Extra !
L’AUBERGISTE : Encore une bouteille ?
LE MAÎTRE : Pourquoi pas ?
L’AUBERGISTE, se tournant vers la coulisse : Encore une bouteille !... (À Jacques et à son Maître :) J’avais promis à ces messieurs de leur raconter l’histoire de Mme de La Pommeraye après ce bon dîner…
JACQUES : Nom de Dieu ! Patronne ! Je suis en train de raconter comment je suis devenu amoureux !
L’AUBERGISTE : Les hommes tombent facilement amoureux, et aussi facilement ils vous laissent tomber. Tout le monde sait cela. Je vais donc, moi, vous raconter une histoire qui vous enseignera comment ces oiseaux-là sont punis.
JACQUES : Vous avez une grande gueule, Madame l’Aubergiste ! Vous avez là-dedans dix-huit mille tonnes de mots et vous guettez la malheureuse oreille dans laquelle vous pourrez les déverser !
L’AUBERGISTE : Voilà un domestique bien mal élevé, Monsieur. Il se croit drôle et ose interrompre une dame.
LE MAÎTRE, réprobateur : Jacques, s’il vous plaît…
L’AUBERGISTE : Donc, il y avait un Marquis du nom de Des Arcis. Un drôle d’oiseau, un coureur pas croyable. Bref, un type très sympathique. Mais il ne respectait pas les femmes.
JACQUES : Il avait bien raison.
L’AUBERGISTE : Monsieur Jacques, vous me coupez.
JACQUES : Madame l’hôtesse du Grand Cerf, je ne vous parle pas.
L’AUBERGISTE : Et ce Marquis-là a déniché une Marquise de la Pommeraye. Une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur. Il en a fallu du temps et des efforts au Marquis, pour que la Marquise finisse par succomber et le rende heureux. Néanmoins, au bout de quelques années, le Marquis commença à s’ennuyer. Vous voyez ce que je veux dire, Messieurs. D’abord, il lui proposa de sortir un peu plus. Puis qu’elle reçoive plus souvent. Ensuite, il n’allait même plus chez elle quand elle recevait. Il avait toujours quelque chose de pressant. Et quand il venait, il parlait à peine, s’affalait dans un fauteuil, prenait un livre, le jetait, jouait avec le chien et s’endormait en présence de la Marquise. Mais Mme de La Pommeraye l’aimait toujours et en souffrait atrocement. Et comme elle était fière, elle s’est foutue en rogne et a décidé d’en finir.
Milan Kundera, Jacques et son Maître, Hommage à Denis Diderot, Éditions Gallimard, 1981 ; Collection Le manteau d'Arlequin, 1990, pp. 50-51.
Chère Angèle,
la musique du jour est poignante. Le violoncelle a une âme. Sonia Wieder-Atherton est une artiste exceptionnelle.
Votre texte (encore un livre qui m'a échappé !) entre avec cette belle qualité d'écriture dans les tourments de l'amour. La rencontre, le temps, l'usure, la lassitude parfois. Qu'est-ce qui fait durer cette quête alors même que nous désespérons de l'autre ? si ce n'est le rêve que nous avions attaché à sa personne. L'autre s'éloigne mais nous voulons que dure cette incroyable aventure, cette histoire que nous avions façonnée où il était de passage... Après, plus tard, parfois écrire pour faire durer cet intact de nous à nous, notre histoire, notre rêve, notre solitude qui s'en revient sur un soupir... notre tanière.
Rédigé par : Christiane | 30 septembre 2010 à 10:43
Chère Christiane,
Je reconnais bien là les accents d'une âme sensible, attachée à sa part de rêve ! Je crois pour ma part qu'il y a dans l'amour de petits ressorts, qui se grippent les uns après les autres si nous ne prenons garde à les huiler. Parfois, au moment où notre vigilance s'éveille, il est déjà trop tard. La magie n'opère plus. Elle est remplacée par le sommeil et par mille petits subterfuges qui à leur tour s'usent et finissent par laisser place au vide. Il ne reste alors que quelques souffles évanescents qui ne demandent qu'à s'évanouir, comme le vent.
Rédigé par : Angèle Paoli | 04 octobre 2010 à 11:03
De Kundera à Durrell, voyageons, le voulez-vous ?
Justine (Livre de Poche, pp. 220-221)
"D'une certaine façon je sens que notre amour a vraiment gagné dans la perte de l'objet aimé ; c'est comme si la présence physique de l'autre empêchait la véritable existence de l'amour, sa réalisation. Cela vous paraît-il désastreux ?
(...)
Notre amitié nous permettait de partager nos idées et nos pensées les plus intimes, de les comparer d'une manière qui aurait été impossible si nous avions été unis par ces liens plus étroits qui, pour paradoxal que cela paraisse, éloignent plus qu'ils ne rapprochent, ce que l'illusion humaine refuse de croire."
(et 77)
"Je reconnus que cet échange d'idées et de sentiments avait tracé la route vers les plus épaisses jungles du coeur ; et qu'ici nous devenions (...) détenteurs d'une connaissance qui ne pouvait être que transmise - reçue, déchiffrée, comprise - par les rares êtres qui sont nos complémentaires dans le monde."
Rédigé par : Christiane | 05 octobre 2010 à 07:20