Le 28 août 1828 naît à Iasnaïa Polania Léon Tolstoï.
Image, G.AdC
LE ROMAN DE TOLSTOÏ, extrait
« Le fief des Tolstoï »
Leon Tolstoï naquit le 28 août 1828 sous le règne du tsar Nicolas Ier et le gouvernement de Toula, à environ deux cents kilomètres de Moscou, dans [le] domaine de Iasnaïa Polania, « la claire clairière » [...] « Sans mon domaine, je peux difficilement me présenter la Russie et mon sentiment à son égard », disait-il souvent.
À l'entrée du parc se dressent encore, de chaque côté de l'avenue plantée de bouleaux, les deux tours, devenues massives et rondes, surmontées d'un toit en forme de chapeau chinois. Érodées à leur base par le temps, elles furent recouvertes d'une chaux qui laisse entrevoir, sous l'enduit, les petites briques rouges des forteresses ancestrales de la Russie éternelle.
Aussi bien par son père que par sa mère, Tolstoï appartenait aux grandes familles qui ont marqué l'histoire du pays. Une de ses aïeux, Pierre Tolstoï, fut l'homme de confiance et le chef de la police secrète de Pierre le Grand, qui lui conféra le titre de comte. La famille de sa mère ― les Volkonski ―, encore plus ancienne, est entrée dans les annales. Sous Catherine II, le grand-père maternel de Léon, le prince Nicolas Volkonski, fut général d'infanterie puis ambassadeur de toutes les Russies à Berlin. À la fin du XVIIIe siècle, au temps du fantasque tsar Paul 1er, il prit sa retraite, après avoir épousé la princesse Catherine Troubetskoï, et se retira dans son domaine de Iasnaïa Poliana où une sentinelle en armes montait nuit et jour la garde auprès des tours en briques roses qui encadraient l'entrée du domaine. C'est ce grand-père qui servit à Tolstoï de modèle pour l'inoubliable vieux prince de Guerre et Paix. Veuf de bonne heure, il vécut en solitaire à Iasnaïa Poliana avec sa fille unique Marie, qui épousera le comte Nicolas Tolstoï en 1821.
Maître sévère mais juste, le prince était respecté de ses serfs. Doué d'un goût esthétique très sûr, c'est lui qui avait fait bâtir une vaste construction de bois à colonnades et à balcons, avec un péristyle surmonté d'un fronton, typique des constructions russes du XVIIIe siècle. Autour de l'énorme tronc d'un orme antique, il avait fait placer des sièges et des pupitres, où, pendant qu'il faisait sa promenade matinale, les musiciens de son orchestre exécutaient ses airs favoris.
Le vaste parc, avec ce petit brin de négligence qui fait souvent le charme de ce pays, était entouré d'un rempart et d'une immense forêt domaniale, avec quatre étangs poissonneux. De magnifiques arbres centenaires, appelés « les tilleuls des princes » ombrageaient les allées sablées. Des prairies, ou plus exactement un moutonnement de frondaisons, couvraient toute la colline, et une plaine ouvrait sur un immense horizon, jusqu'à la bande bleue, tout en bas, de la rivière qui serpentait entre les hautes herbes. Non loin passait la vieille route de Kiev, qui assurait le défilé ininterrompu des pèlerins se rendant dans les nombreux monastères de la région.
La maison où vivra Tolstoï par la suite est constituée des deux dépendances de la maison seigneuriale d'autrefois. Haute de deux étages, elle est d'une architecture très simple et dépourvue de toute ornementation ou recherche. Seuls les portraits d'ancêtres qui couvrent les murs du salon rappellent les nobles origines du maître du lieu.
Vladimir Fédorovski, Le Roman de Tolstoï, Éditions du Rocher, 2010, pp. 14-15-16.
UNE TRAVERSÉE DU SIÈCLE, extrait
Guerre ou paix, la littérature doit fendre l'étendue du mensonge
et aller de l'avant. L'Avant, c'est à nos yeux l'angle d'insertion du
rêve de toujours dans la réalité de demain.
Georges HENEIN
Pourquoi Tolstoï ? Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi en France ? Ces trois questions n'en forment qu'une seule. Tolstoï, déjà, parce qu'il fut le Luther slave, comme l'a surnommé André Suarès : l'homme qui a donné une conscience, sur le plan littéraire, à tout un pays, jusqu'à en incarner l'âme qu'il a su faire aimer au monde entier. Tolstoï n'est pas un écrivain ordinaire, si seulement cela se pouvait, lui qui écrivit plus de cent volumes dont on ne retient le plus souvent que La Guerre et la Paix et Anna Karénine : c'est un penseur, un polémiste, un mystique, et tout aussi bien un ogre, une plante, une bête ; comme si aucun des déploiements de l'être humain, mais encore de la nature, n'avait été soustrait à tous ceux qu'il a embrassés. Est-il croyant ? Ne l'est-il pas ? Mais Tolstoï eût-il pu répondre ? Toute sa vie est la quête ouverte : quête qui va par les extrêmes, des sens exaltés à la fuite précipitée, au moment où la mort approche, pour l'emporter à Astapovo en 1910. Et si cette œuvre nous intéresse aujourd'hui, comme hier, c'est peut-être davantage par ce qui la traverse, ses angoisses, son face-à-face avec la nuit, sous l'hiver le plus rude, que par ce qui la surplombe : des réponses, dont on devine combien Tolstoï les a épousées les unes après les autres, avec l'appétit, au risque de s’en défaire, de s’en dépouiller, mais avec un désir renouvelé, car insatiable. Certes notre monde n’est plus le sien : tant d'horreurs barrent le XXe siècle et se jettent aveuglément au travers de notre temps qu'il serait indécent de croire que l'on puisse revenir à lui, d'un cœur simple, comme lui-même voulut faire retour aux Évangiles. Mais il serait non moins présomptueux de croire que notre nature ― je veux dire : notre faim, notre soif ― a changé, quand, il est vrai, tout ce qui faisait l'ancien monde a volé en éclats, ou, pour citer saint Paul, s'en est allé. Qu’on s'y attarde comme il convient : en un siècle à peine, mais quel siècle !, entre le moment où Tolstoï se meurt et aujourd'hui où il se rappelle à notre enthousiasme, la Russie est passée, comme jamais auparavant dans son histoire, du temps des prophéties glorieuses à celui des apocalypses successives. La Première Guerre mondiale, puis ― véritable point de bascule de ce siècle à excès ―, « le coup d'État bolchévique » (Vladimir Nabokov) ou « la grande lueur à l'Est » (Jules Romains) voire « le charme universel d'octobre » (François Furet) ont tôt fait place à un désenchantement, dont on ne mesure pas à quel point il est profond. À mesure que ce que voulait Tolstoï a semblé sombrer au plus bas (« Paix sur terre aux hommes de bonne volonté »), son corps ― cette langue, cette vision, ce jour étincelant ― n'a cessé de résister, de revenir, de redire les mots qui sauvent, ces mots de l'amour et de la vie : ces mots qui les font exister. Et s'il est certain que la Russie s'est éloignée de Tolstoï, rien de la Russie non plus ne nous est compréhensible sans lui [...].
Christiane Rancé, Une traversée du siècle in Europe, revue littéraire mensuelle, n° 976-977, août-septembre 2010, pp. 213-214.
Chère Angèle, dans cette même revue, que je lis grâce à vos conseils, il y a un entretien passionnant avec Michel Aucouturier mené, simultanément, par Jean-Baptiste Para et Christiane Rancé.
A la page 208, C. R. pose une question à M. A. :
"C.R. - Tolstoï est un être paradoxal. Pourriez-vous évoquer ses principaux paradoxes ?"
M.A., dans sa réponse lui dit ceci :
" - .... Je dirai que son paradoxe fondamental réside dans la coexistence de deux qualités antagonistes qu'il possède l'une et l'autre au suprême degré : la finesse de son intuition d'artiste, et la rigueur logique d'une intelligence critique, systématiquement méfiante envers le jugement d'autrui. Il porte à leur comble et "l'esprit de finesse", et "l'esprit de géométrie". C'est ce paradoxe que reflète la coexistence de l'écrivain et du penseur."
Vous-même, Angèle, qui écrivez des poèmes, des nouvelles d'une grande finesse et nous offrez souvent des billets très argumentés sur vos lectures, ressentez-vous la même division paradoxale que Tolstoï entre ces deux écritures ?
Rédigé par : christiane | 28 août 2010 à 21:43
Débat essentiel , Christiane, en tout cas qui me parle au plus juste.
Nous y reviendrons donc, puisque la littérature consiste aussi à semer foison de points d'interrogation,
Bien à vous et Amicizia en Corse,
Sylvie
Rédigé par : Sylvie Saliceti | 31 août 2010 à 15:16
Oui, Sylvie et en particulier, ce moment dangereux où celui qui écrit quitte le domaine enchanté de l'inspiration et de la pulsion pour se juger, se relire, se modifier. Il y a là un combat intérieur qui risque de mener à l'aphasie littéraire ou à la perte de la grâce. Ecrire ne s'arrête pas à l'écriture. Le premier lecteur redoutable c'est soi-même et il passe souvent comme une herse qui dévore le manuscrit fragile à grandes dents acérées... Ecrire, comme marche de funambule et ne devoir la trace d'encre qu'à la nuance du dérisoire...
Rédigé par : christiane | 01 septembre 2010 à 08:14