Carlo Levi (1902-1975)
Portrait d'Umberto Saba
Huile sur toile
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« La couleur du temps n'est pas fournie
seulement par les grands événements,
ceux que l'on dit historiques. Quelqu'un
de futé la trouve, sans la chercher, dans
les petits indices de la vie quotidienne. »
Umberto Saba
LE FRÈRE GIUSEPPE
Deux années d'exquise idylle ; les deux seules heureuses pour les familles Vita et Angeli qui du reste quoiqu'elles vécussent dans des maisons différentes, ne formaient qu'une seule famille. Le vieux Leone conservait toujours le minimum de robustesse physique nécessaire pour expédier ses affaires ; ces dernières, entre l'activité intelligente du mari et l'obéissance passionnée de la femme, prospéraient tant que le 22 août 1862, d'après le calendrier romain, et le 26 du mois d'Ab 5622, selon l'hébraïque, Sofia Vita devenait l'unique propriétaire d'une maison de quatre étages, qui n'était alourdie par aucune hypothèque, située via Pondares. C'était une bâtisse que Leone reluquait depuis longtemps, bien avant son mariage, et, saisissant l'occasion favorable, il l'avait acquise à un prix convenable et aussitôt inscrit au nom de sa femme. Sofia, ce jour-là, était rayonnante ; mais elle dissimulait sa joie presque émouvante ou ne la manifestait que par un redoublement de tendresse pour son bienfaiteur de mari. Il lui racontait, pour la centième fois, la satisfaction que l'on éprouvait à offrir à une épouse avisée et qui avait apporté la bénédiction à la maison ce qu'il aurait été si triste, même si cela avait été avantageux, d'acquérir pour lui seul, vieux comme il était et sans héritier. Et ce fut à cette occasion que Leone Vita composa son unique poème, un poème hébreu dans lequel il reprenait, en l'honneur de sa femme, une comparaison tirée d'un psaume : celle qui rapproche l'homme pieux et fuyant la compagnie des réprouvés de l'arbrisseau planté près d'une source (la source n'était nulle autre que Sofia), qui n'a donc pas besoin d'être arrosé et donne des fruits en abondance, même par temps de disette. Le jour où le brave vieux lut, chez sa belle-mère, le poème dédié à sa femme, fut assurément un jour mémorable de sa vie. Aucun poète ne savoura davantage son succès ; même si, à vrai dire, les trois femmes ne comprenaient grand-chose à l'hébreu ; elles savaient tout juste ce qui leur suffisait pour suivre machinalement les oraisons. Toutefois, elles se gardèrent bien de laisser paraître leur ignorance, et, par égard pour l'auteur-lecteur, elles manifestèrent une approbation sans limites, en échangeant de temps à autre des sourires, comme pour montrer qu'elles avaient bien saisi les significations cachées et allégoriques de la composition. Cependant, Leone, bien que les trois femmes eussent assuré que ce n'était pas nécessaire, voulut en faire aussi une traduction en italien qui fit pleurer la pauvre vieille et fit répandre quelques larmes aussi à sa femme et à sa belle-sœur. Mais c'étaient des pleurs de consolation, qui échappaient par excès de bonheur à ces créatures du bon Dieu.
Umberto Saba, « Le frère Giuseppe », Les Juifs, in Couleur du temps, nouvelles, Éditions Rivages, Bibliothèque étrangère Rivages, page 151. Traduit de l’italien par René de Ceccatty.
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