HERE TAKE MY PICTURE L’été est brûlant la robe orange, Here take my picture et regarde-la bien, elle me ressemble, le 15 août 1964, et plus tard tu diras elle lui ressemble encore plus fort lui mort, tiens prends ma photo mon ombre immortelle puisque prise pour toujours par la mort. Tu es fou dis-je, you are a fool, dis-je effrayée une photo, non pas de photo jamais dis-je, j’avais déjà dix fois pensé vouloir une photo de lui « avant le départ » dix fois pensé « non pas de photo jamais » simultanément. Je sentais la pensée effrayée qui malgré moi souhaitait garder une photo malgré le désir de croire à la pureté amoureuse de mon souhait. Alors apparut en moi sur le banc une honte extrêmement nouvelle : j’aurais commis l’ombre d’un assassinat, j’aurais considéré la personne assise à côté de moi sur un banc comme déjà morte. Alors s’agita en moi le squelette effrayant d’une honte ― au cimetière avec Hamlet ― je ramasse le crâne de Gregor alas hélas I am two fools dit le jeune homme volant, je ne suis pas fou je suis deux fous je suis fou de t’aimer je suis fou de le dire le troisième fou devine tout. Tire-moi ce rideau de voile de coton, ôte ce voile new-yorkais, ni repentance ni innocence, je ne suis pas deux fous du tout, je vois tout. Rien sur la photo d’identité ne montre trace d’une folie ni d’une autre folie dis-je à mon frère. De quel côté ? La folie est-elle du côté du fou ou de l’autre ? Donne-moi licence donne donne donne dit Donne. Dès que tu dis Donne tu prends Dieu dit Donne Donne Didon Take my picture prends ma photo dit Dieu et donne-moi licence d’être un homme monstrueux. À Central Park je n’ai pas entendu sous les mots subtilement aimantés la voix râpeuse sacrée salée incroyablement drue du plus ensorcelant des poètes, et tout fut faute de Donne, ma faute, sur le banc. Et dire que j’étais agrégée d’anglais. Quoi donner à celui qui te donne une éternelle photo ? ― Charité bien ordonnée commence-la par ta mère dit ma mère. Il paraît que tu me dois la note de téléphone. Je surprenais sans cesse en moi des nids de résistance, des astuces de musaraigne, des tendances à survivre et oublier. J’avais perdu mon père puis mon fils mais tout de suite après j’avais repris ma vie mis au monde l’autre fils du jour au lendemain remis dans la couche des livres de ma vie mon deuxième fils le fils du jour comme un livre au milieu des livres maintenant plus rien ne me séparerait les miens en moi mes livres je riais en lisant il n’y avait plus de nuit. Et maintenant quoi donner à celui qui me dit : Here take my picture et je te donnerai tout. Hélène Cixous, Manhattan, Éditions Galilée, 2002, pp. 147-148-149. |
HÉLÈNE CIXOUS Image, G.AdC ■ Hélène Cixous sur Terres de femmes ▼ → Ève s'évade (note de lecture publiée dans la revue Europe) → Le-tablier-mémoire-de-la-mère (note de lecture sur Le Tablier de Simon Hantaï, Annagrammes) → Petites érinyes de la conscience (note de lecture sur La Mort du Loup) → « Mes êtres d’incandescence » (un extrait de La Mort du Loup) → 5 juin 1937/Naissance d’Hélène Cixous → 26 février 1976 | Hélène Cixous, Portrait de Dora → Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive (lecture d’Isabelle Lévesque) ■ Voir aussi ▼ → le site Hélène Cixous (en anglais) de la Stanford University → les portraits d'Hélène Cixous sur le site d'Olivier Roller |
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