Madeline, Madeline,
Pourquoi vos lèvres à mon cou, ah pourquoi
Vos lèvres entre les coups de hache du roi !
Jean Moréas
À Bernard Noël
12 août de cet été-là, dès les premières heures du matin, sur la route d’Abbeville, le puissant vent d’est s’est déchaîné, il souffle avec plus de violence que depuis des mois il n’en avait montré, il bat les cimes des peupliers, il les courbe, et son sifflement est tel que l’on n’entend presque plus les appels d’avertisseurs des camions et des voitures. Avec peine, le jeune Marc Églé arrive à maintenir sur une droite approximative son vélo que les rafales obliques freinent comme s’il montait une côte et poussent vers l’autre côté de la chaussée, large pourtant. Une branche arrachée, avec ses rameaux feuillus, devant lui tombe. Il fait un écart et la contourne, heureux que nul véhicule n’ait surgi ; puis il se remet au dur travail des pédales, debout plus souvent qu’assis, en se dandinant, comme il a vu, au cinéma, que font les coureurs dans les cols.
A-t-il fermé jusqu’à son cou le blouson brun qu’il porte sur un pantalon de treillis, ce n’est pas tant pour se défendre contre le vent que pour protéger une précieuse rose qu’il a cueillie quand elle venait de s’ouvrir, dans le jardin du chalet, sur le rosier préféré de sa bien-aimée sœur Madeline, et qui restera serrée sur son cœur dans la poche intérieure du vêtement jusqu’à ce qu’il ait atteint le but de son pèlerinage. Du temps de Madeline, un an plus tôt encore, alors qu’il avait eu quatorze ans en juillet, il ne portait que des culottes courtes. Depuis longtemps Madeline bien-aimée se moquait de lui en lui disant qu’il n’était plus un enfant et qu’il cachât ses genoux nus, qui lui donnaient l’air d’être un élève, que l’on va fouetter, dans une école anglaise. Mais ce n’est qu’après la disparition de sa sœur que leur vieille bonne, Hermione Cassis, avait consenti à prendre sur ce que pour l’entretien de la jeune fille et du garçon lui allouait leur père, Daniel Églé, la somme nécessaire à l’achat du pantalon dans lequel avec effort il pédale en ce jour, anniversaire du jour de l’an dernier où Madeline s’est donné la mort. Sous un ciel sans nuages, dans un air calme et chaud, après lui avoir baisé longuement la bouche mais sans lui avoir dit un mot, elle avait enfourché son vélomoteur et s’était enfuie comme si elle courait à l’un de ces rendez-vous avec des gars qu’elle ne cachait pas qu’elle voyait et elle n’était revenue ni pour déjeuner ni plus tard. Ce n’avait été qu’au soir du 13 août que l’on avait appris que son corps mêlé aux débris du vélomoteur, avait été trouvé par des pêcheuses de moules sur les rochers de la plage, au bas de la falaise de Biville, d’où elle s’était jetée au moment de la marée haute. D’après les gendarmes, elle aurait quitté un chemin vicinal, roulé sur un sentier entre deux champs, puis sur l’herbe rase de la falaise, sans la moindre pause avant le grand saut. Pourquoi ? L’enquête n’en avait élucidé rien. Le monde n’était-il pas un peu bouleversé ? Marc Eglé avait gardé le secret des noms des deux gars que Madeline fréquentait principalement et dont elle se plaisait à lui raconter comment ils usaient d’elle, Dieudonné Corbeuf et Matthieu Langôt, deux noms qu’elle avait enfoncés en lui comme les clous de sa croix.
André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères, in Le Deuil des roses, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1983, pp. 143-144-145.
|
Retour au répertoire du numéro de août 2010
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.