Le 29 juillet 1922 commence à paraître dans le quotidien Le Matin, le roman de Colette, Le Blé en herbe. D'abord intitulé Le Seuil, le roman est publié sous forme de feuilleton alors même que vient de paraître, sous la signature de Colette Willy, La Maison de Claudine.
Colette par Guidu Antonietti di Cinarca, octobre 2008
Musée Colette, Saint-Sauveur-en Puisaye
Ph., G.AdC
Juillet 1922, Colette retrouve sa chère Bretagne et sa chère maison de Rozven. Elle a emmené avec elle sa fille, Bel-Gazou. Il y a aussi cet été-là les enfants d'Henry de Jouvenel ― Colette, Renaud et Bertrand ― et des amis de la famille: Germaine Beaumont et Hélène Picard, Robert de Jouvenel, Zou, sa maîtresse. Parfois Sidi (Henry de Jouvenel) vient rejoindre la fine équipe. L'été est froid. Il souffle « un vent de noroît impétueux ». La relation entre Colette et Sidi se dégrade rapidement. Au mois d'août, alors que le couple Colette-Sidi bat de l'aile, Colette se trouve seule avec Bertrand. Elle noue une idylle avec le fils de son mari. Sa relation avec Bertrand de Jouvenel lui inspire un nouveau récit. Le roman du Blé en herbe germe dans l'esprit de l'écrivain, avec la Bretagne comme décor à son histoire.
EXTRAIT DU BLÉ EN HERBE
VIII
Au tournant de la petite route, Phil sauta à terre, jeta sa bicyclette d'un côté et son propre corps de l'autre, sur l'herbe crayeuse du talus.
« Oh ! Assez ! assez ! On crève ! Pourquoi est-ce que je me suis proposé pour porter cette dépêche, aussi ? »
De la villa à Saint-Malo, le onze kilomètres ne lui avaient pas semblé trop durs. La brise de mer le poussait, et les deux longues descentes plaquaient à sa poitrine demi-nue une fraîche écharpe d'air agité. Mais le retour le dégoûtait de l'été, de la bicyclette et de l'obligeance. Août finissait dans les flammes. Philippe rua des deux pieds dans une herbe jaune et lécha sur ses lèvres la poussière fine des routes siliceuses. Il tomba sur le dos les bras en croix. La congestion passagère noircissait le dessous de ses yeux comme s'il sortait d'un combat de boxe, et ses deux jambes de bronze, nues hors de la petite culotte sportive, comptaient, en cicatrices blanches, en blessures noires ou rouges, ses semaines de vacances et ses journées de pêche sur la côte rocheuse.
« J'aurais dû emmener Vinca, ricana-t-il. Quelle musique ! »
Mais un autre Philippe, en lui, le Philippe épris de Vinca, le Philippe enfermé dans son précoce amour comme un prince orphelin dans un palais trop vaste, répliqua au méchant Philippe: « Tu l'aurais portée sur ton dos jusqu'à la villa, si elle s'était plainte... »
« Ce n'est pas sûr », protesta le méchant Philippe...Et le Philippe amoureux n'osa pas, cette fois, discuter...
Il gisait au pied d'un mur que des pins bleus, des trembles blancs couronnaient. Philippe connaissait la côte par cœur, depuis qu'il savait marcher sur ses deux pieds et rouler sur deux roues. « C'est Ker-Anna. J'entends la dynamo qui fait la lumière. Mais je ne sais pas qui a loué la propriété cet été. » Un moteur, derrière le mur, imitait au loin le clappement de langue d'un chien haletant, et les feuilles des trembles argentés se rebroussaient au vent comme les petits flots d'un ru. Apaisé, Phil ferma les yeux.
― Vous avez bien gagné un verre d'orangeade, il me semble, monsieur Phil, dit une voix tranquille.
Phil, ouvrant les yeux, vit au-dessus de lui, inversé comme dans un miroir d'eau, un visage de femme, penché. Ce visage, à l'envers, montrait un menton un peu gras, une bouche rehaussée de rouge, le dessous d'un nez aux narines serrées, irritables, et deux yeux sombres qui, vus d'en bas, affectaient la forme de deux croissants. Tout le visage couleur d'ambre clair, souriait avec une familiarité point amicale. Philippe reconnut la Dame en blanc, enlisée avec son auto dans le chemin du goémon, la dame qui l'avait questionné en le nommant d'abord « hep! Petit! », puis, « monsieur »... Il bondit sur ses pieds et salua de son mieux. Elle s'appuyait sur ses bras croisés, nus hors de sa robe blanche, et le toisait de la tête aux pieds, comme la première fois.
Colette, Le Blé en herbe, in Romans, Récits, Souvenirs (1920-1940), **, Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 1989, pp. 325-326. |