DIEU ABSENT, QUE VALENT NOS ŒUVRES FACE À LA MORT ?
Paradoxe de notre temps, le monastère de Saorge continue d'inciter au recueillement et à la méditation. Mais les pratiques qui conduisaient jadis à Dieu mènent aujourd'hui à d'autres chemins. Les chemins de la création et de l'art. Dans un lieu pareillement chargé d'histoire et de spiritualité, il est assez aisé d'imaginer comment se livrer, chacun pour soi, chacun à son rythme, dans le silence, aux « exercices spirituels » qui président à la création. Réfléchir, sur sa propre vie et sur l'inéluctable bornage de la mort, sur les choix qui jalonnent notre existence, s'interroger, prendre le temps de mesurer l'incessant dialogue entre le dedans et le dehors, celui de regarder, d'ouvrir les yeux. Marcher et noter. Patiemment. Au jour le jour. Ainsi procédait jadis Ignace de Loyola dont les Exercices spirituels demeurent à la fois un modèle et un guide. Ainsi procèdent aujourd'hui les artistes, invités en résidence au monastère de Saorge.
Elles sont trois, cet été-là, à travailler, à méditer, à réfléchir. De ce temps passé à écouter sourdre les voix intérieures, à les laisser monter à la rencontre de voix autres, plus anciennes, de ce temps passé à composer, à écrire et à créer dans la solitude de la cellule, est né le temps de l'échange et du partage. Un partage à trois voix. Qui s'harmonise dans l'ouvrage Méditations de lieux. À travers mots et photographies, trois voix de femmes se rejoignent pour dire l'expérience méditative de Saorge. Joëlle Gardes, Claude Ber, Adrienne Arth. Une comédienne-photographe, deux écrivains et poètes.
Dans Sentes et clôture, Joëlle Gardes pose d'emblée la question qui la taraude : « Est-ce cela la vie ? » Question qui vaut pour l'écrivain comme autrefois, pour le « dernier prieur ». Communauté d'élan. Communauté de doute ? « Écrire à désir perdu ? Prier Dieu à genoux sur la dalle ? »
Joëlle Gardes choisit d’écrire, « même si les voix qui débordent sont un torrent effrayant ». Écrire dans le silence de la cellule. Accrocher l'écriture au « spectacle incongru » de Saorge. Noter la vie qui continue apparemment identique ― mais peut-être figée ― dans les vieilles pierres du village, dans le chant clair de la fontaine ou derrière les façades austères. Noter ce qui subsiste, dont l'essentiel n'est plus, qui donnait sens autrefois à la vie.
« La vie comme le lavoir désormais sans emploi ». Et au-delà encore, au-delà des violences infligées aux hommes par d'autres hommes, au-delà des souffrances qui perdurent face à la mort qui guette chacun de nous, de retour au monde clos de la cellule, dialoguer avec le « Poverello » d'Assise, dont les fresques racontent la véritable richesse de la pauvreté. De ce dialogue intemporel avec saint François naît ce début de compassion de l'écrivain pour elle-même et sa joie à s'adonner enfin ― sans résistance et sans reproche ― à l'écriture.
Interrogation sur le cheminement intérieur, ce très beau texte de Joëlle Gardes, texte d'une extrême douceur, a inspiré à Adrienne Arth les photos du lavoir et de la fontaine, arrondis caressants de la pierre, murs délavés par le temps, tremblé des eaux et des couleurs.
« Un lavoir ocre jaune à l'eau vert tendre. Une eau plate aux reflets fixes. À peine quelques ondulations à la surface. Un miroir étrange où les couleurs des pierres se transforment jusqu'à l'irréalité » écrit la photographe dans « Déambulation » in Déambulation, stations, chemin.
D’une tout autre essence est la grande prose poétique de Claude Ber. Pareil pour tous. Illimitée et intarissable. La contemplation du vol de l'épervier lève « la résistance à explorer » les « épreuves » et le filet lancé à la pêche des mots remonte, abondante moisson, poissonneuse moisson. Que faire, pourtant, de toute cette « limaille » qui s'aimante et « houle » aux pentes de Saorge ? Peut-être rien. Tout juste des « fagots de mots ». Mais « les fagots de mots » organisent leur résistance. Dûment classés, répertoriés, numérotés dans un carnet, ils font soudain lever le monde du passé. Et se dire et crier la révolte intacte d'aujourd'hui. « Tout en moi récuse et refuse ». Seul le vol d'un papillon noir vient distraire l'esprit de « son emballement ».
Un souffle puissant de poésie et de violence anime Pareil pour tous, vaste fresque personnelle qui livre la part belle à l'enfant et aux figures tutélaires qui ont présidé à son bonheur. Car l'enfance fut heureuse ― et seulement l'enfance ― de celle qui tressait déjà entre elles les images de la mer aux images des montagnes :
« Les deux lieux fusionnaient dans un paysage mental fait de montagnes moutonnant en vagues, de vagues hérissant leurs falaises, de mer déferlant en houles d'herbe et de crêtes rocheuses surgissant des ressacs. Entre les deux, comme un tissu invisible qui les rassemblait, soufflait ce même vent qui, à l'instant où je le nomme, emporte mon papier et penche les feuilles du figuier en mains ouvertes vers la fenêtre. »
L'abondance métaphorique et sensuelle des mots redonne vie, ici, momentanément, à toutes les morts qui peuplent la mémoire du vivant, les recompose dans le damier des jours, les relève dans leur histoire. Le temps d'une écriture qui déferle hors les murs de la claustration monastique.
« Il y en a trop de tous ces morts anonymes d'ici, attendant que je déterre leur histoire, poussières qu'ils sont dans les cimetières perchés des villages de l'arrière-pays comme pharaons dans la vallée des rois. Et ils me veulent ce dire tenace. Entêtés à exister avec une obstination, que je tiens d'eux, de tous ces enterrés. »
Mais toujours demeure la conscience aigüe de l'impuissance à déjouer la cruauté des hommes ; et toujours demeure l'obstination de l'artiste ― en quête d'éternité ― à poursuivre en aveugle son chemin têtu de création :
« Nous pouvons à peine sur nous-mêmes et si peu pour quiconque que nos savoirs et nos œuvres semblent parfois une ironie cruelle, une parodie d'éternité inaccessible, une miette d'aumône à des infirmes. Et pourtant vont les doigts aux cordes de l'instrument, s'ouvre la bouche sous la poussée du souffle, court le crayon jusqu'à la crampe sur la feuille. »
Et toujours ressurgit la question justement obsédante :
« N'y aurait-il d'autres raisons de survivre qu'une aveugle volonté d'exister ? »
À la quête de vérité de Claude Ber, Adrienne Arth répond par des lunules de lumière, voûtes inversées qui se mirent dans le vert des fontaines et dans des eaux intemporelles, eaux auréolées de mauves où gisent, disséminées, d'étranges pierres.
Les vagabondages à travers les ruelles de Saorge ou au contraire, les moments passés à contempler les œuvres monastiques inspirent à Adrienne Arth un texte en trois temps : Déambulation, stations, chemin.
Tout en observant les villageois à la dérobée ― « l'œil caché par l'objectif » ―, la photographe s'interroge sur elle-même : « Photographier est la manière dont je vois et par où je me vois. Là, je me suis visible sans me heurter à moi-même. Je peux m'éviter et, m'évitant, voir. » Dans le même temps, renouant avec la « masse informe et noire qui vivait » en elle, l'artiste libère « la violence enfermée là, dans l'enfance, prise dans l'étau d'une mémoire vidée de tout souvenir ».
Du regard focal porté sur les objets ― formes, couleurs, lumière ― qui composent l'univers monastique de Saorge, la photographe rapporte des « stations ». Douze fragments jalonnent ce parcours où se tisse entre profane et sacré tout un réseau de réflexions. Qui ouvre sur le dernier texte, intitulé « chemin ».
Du chemin qui grimpe vers la montagne au chemin de la mort et à celui, intermédiaire, de la vie, il n'y a que quelques pas. La vie et la mort de nos semblables ne ramènent-elles pas chacun d'entre nous à sa juste mesure et à sa propre disparition ?
Des frères franciscains qui ont mis à Saorge leur vie dans la vie de saint François, il ne reste que quelques dalles bordées de noir. Anonymes. Signes de leur immense modestie et de leur effacement. De leur passage au monastère de Saorge, les trois artistes ont rapporté un livre à trois voix. Méditations de lieux. D'où émerge, comme feutrée, la question de Saorge : Dieu absent, que valent nos œuvres face à la mort ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Une qui a consenti à ces temps de silence, de solitude, de méditation, de retrait pouvait exprimer ce déploiement de beauté offert par le voyage poétique de Méditations de lieux. Une qui a su plonger dans l'intime de soi pouvait rejoindre l'enfouissement en leur écriture de Claude Ber et de Joëlle Gardes et les écouter. Une qui écrit pouvait par l'écriture traduire cette lecture. Une qui capture dans ses photos la beauté de son île pouvait magnifier la création d'Adrienne Arth. Car le recueillement vaut la part de soi-même qu'on y a mise, épreuve de vérité. C'est leur expérience croisée du désert, du dénuement, de la dépossession pour s'enraciner dans la profondeur qui les relie, les yeux ouverts sur l'invisible. Un livre que j'ai hâte de lire, un billet que j'ai lu lentement.
Il y a de la contemplation dans la vie des moines, il y en a dans la vie de ces lettrées et de ces artistes.
Rédigé par : christiane | 04 juin 2010 à 20:47