Lecture de Georges Guillain
Ph., G.AdC QUE PEUT LA LITTÉRATURE ? Que peut la littérature, en particulier la poésie, face aux drames les plus douloureux de la vie, par exemple la perte déchirante d’un être aimé ? De quel poids sont les mots dans la détresse ? Est-il toujours un chant humain pour occuper l’espace vacant de la mort ? Le livre de Camille Loivier, Il est nuit, est dédié à un frère. Adressé à son frère. Un frère-nuit. Depuis que ce dernier a décidé de disparaître, à l’âge de 29 ans, un jour de mars, au commencement du printemps pour entrer définitivement dans l’impersonnel de la mort. En neuf chants d’inégale longueur essentiellement composés de tercets en vers libres parfois séparés, cassés, par des coupes violentes, la sœur tourne autour de la brutalité de l’événement, du vide laissé en elle par cette perte inadmissible. Nulle intention chez elle cependant de gonfler la voix. De faire résonner pour nous les grandes orgues du chagrin. Ses chants sont en fait un « déchant », simple ligne mélodique venant faire ici contrepoint à la sourde basse d’une expérience indicible. Plusieurs années séparent la révolte notée dans le premier chant au spectacle des couronnes rituelles déposées sur la tombe, de ce dernier geste apaisé dans lequel, face aux feuilles jaunies d’un olivier en fleurs qu’elle détache d’une sorte de « caresse inavouée », se lit sinon l’acceptation du moins une sorte de réconciliation tendre avec l’ordre des choses. Entre les deux, aucun appel aux grandes philosophies consolatrices. Aucune imprécation non plus adressée aux figures censées régenter notre existence : Dieux ou Destin. Le livre de Camille Loivier apparaît au contraire comme un travail très délicat, modeste. Un art de jardinier. Le souvenir de son frère ou plutôt les souvenirs qu’elle garde de lui, ses joies, sa peine, son impuissance aussi à ressentir à la hauteur de ce qu’elle voudrait, bref, tout ce cruel matériau de l’amour en deuil, elle s’applique à le protéger faisant de chaque ensemble de vers un rameau tendre qu’elle vient lier aux autres, subtilement, réalisant par chaque chant ce qu’on appellait autrefois un « plessis », c’est-à-dire comme un enclos protecteur de jeunes bois tressés. Ce qu’abrite, qu’entretient alors son geste d’écriture, ce ne sont pas simplement des moments isolés arrachés à l’oubli, des paroles retranscrites, des lumières, des ombres, une gamme de sentiments mêlés où se retrouvent tendresse érotique et culpabilité, partage et incompréhension… C’est la tension d’un esprit, l’itinéraire d’une sensibilité anxieuse cherchant à s’accorder comme elle peut à cette présence mystérieuse et quasiment physique en elle, de la mort. Une mort invasive, charnelle, incorporée. Ce chant de mort devient progressivement ainsi chant de vie. Soutenu discrètement qu’il est des ombres portées de tant d’autres vies difficiles, celles de Camille Claudel, de Sylvia Plath, de Marina Tsvétaïeva, de Charlotte Salomon… par sa connaissance aussi des poètes d’Asie, il dit dans sa modulation la mobilité de l’être, le temps qu’il faut pour qu’un vide se mette vraiment à exister et qu’une autre vie tout autour se reforme. Il dit les rapports indociles du corps et de l’esprit, le mystère de l’idée venue s’emparer de vous pour vous détruire et l’inverse génie qui veille inexplicablement à la survie… Découverte approfondie de la vie par la mort : « Quelque chose d’un mouvement/ qui englobe enfin soi avec l’autre/ une seconde peau qui colle à nous// un sentiment matinal de fusion/ une aspiration enfin sûre, enfin déterminée/ qui vous enlève// la fin de la solitude… » Georges Guillain D.R. Texte Georges Guillain pour Terres de femmes
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■ Camille Loivier sur Terres de femmes ▼ → Ombre d’un seul nuage (poème extrait du recueil Enclose) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Camille Loivier |
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"Une brise légère emporte les chants dans le vide :
La mélodie s'enroule d'elle-même autour
des nuages qui passent - et s'envole."
Li Bo (Quan Tang shi, Pékin, Zhonghua shuju, 1979, vol. V, p. 1770).
poème adressé à Yuan en souvenir des promenades d'antan...
Rédigé par : christiane | 26 juin 2010 à 13:56