J 9, PRÉMISSES DE LECTURE D’UNE « ÉNIGME INTIME »
Entrer dans le monde de Juliau et dans l'écriture de Nicolas Pesquès (quel que soit le recueil auquel le lecteur s’attache) demande un travail de dé-lecture de soi. Dès lors que l'on risque une traversée de l’œuvre écrite de La Face Nord de Juliau et de l'écriture qui travaille à la dire « transitivement », il faut accepter de se dé-prendre des modes de lecture qui sont les nôtres pour tenter d'appréhender ce qui se joue dans/avec la déclinaison polymorphe et plurielle des Juliau. Et au-delà du « monolithe » Juliau, interroger l'écriture énigmatique de Nicolas Pesquès, jusque dans les résistances qu'elle oppose à la lecture.
« La face nord de Juliau. Une colline rude et rugueuse au-delà des prairies. Qui ne se livre qu’à celui qui attend, qui se morfond dans l’écriture, qui questionne, qui s’éprend », écrit Jacques Dupin dans les pages qu’il consacre à Nicolas Pesquès dans M’introduire dans ton histoire (P.O.L, 2007).
D'un recueil à l'autre de La Face Nord de Juliau (pour moi de Juliau 2 à J6) le « monolithe » bifrons, colline/écriture, offre, dans le ressassement du même, des variations qui sans cesse échappent, sans cesse entraînent, à partir du même socle, vers un ailleurs imprévisible qu'aucune lecture n'épuise jamais.
Après le Poème Land Art de Juliau Six/Surjaune — qui pousse l’écriture jusque dans l’expérience des limites en installant Juliau dans le motif de la peinture et de la couleur [Surjaune, Installation/ Surjaune, Œuvre/ Surjaune, Dissolution] — attendant patiemment la sortie de Juliau 7 (Rehauts 22 ), je découvre avec les Parcours singuliers de faire part que nous en sommes arrivés à J9.
Ph., G.AdC
Essai d’Ecre
C'est donc à partir des extraits de ce Juliau neuf — tout neuf — que je suis partie pour renouer, de manière fragmentaire/fragmentée, avec l'univers inépuisable des Juliau. Pour m’arrimer à cette « énigme intime » qui se lit dans l’écriture de J9.
Je ne sais ce qui s'est passé entre J6 et J9. Mais je ne peux m’empêcher de me demander par quels ressorts d'écriture, par quelles nouvelles épreuves de « sécrétions* bifurquantes » (J4, page 131), par quels dessaisissements successifs (stratégies méthodologiques) Nicolas Pesquès en est arrivé à cette suite de poèmes qu’il a intitulée Essai d'Ecre. Peut-être la lecture de cet Essai d’Ecre m’apportera-t-elle quelque embryon de réponse sur cette nouvelle Ascension de Juliau/Sensation de Juliau. Car
« la colline revient avec ses masques neufs
durcis par la visibilité » (écrit le poète en J4, page 95)
* Etymologiquement : séparations
Le titre ouvre sur une énigme. Essai d'Ecre. Je pense au col de l’Ecre, bien connu des cyclistes, dans l’arrière-pays niçois. Mais cette piste me paraît improbable. Je n’ai pas rencontré ce nom propre au cours de mes lectures des Juliau.
Le verbe Ecre existe-t-il ? S'agit-il d'un archaïsme, d'un infinitif ardéchois dont l'existence m'est inconnue ? Je tâtonne d’« écre » à être, d’« écre » à ocre, mais l’« ocre cadenassée sous le ventre de la perdrix » (« Les mois jaunes » de J5, page 33) est absent de l’Essai d’Ecre. En revanche, je déterre « aigre » qui oriente ma prononciation vers « ècre » et non « écre » et « crème » qui confirme le È et me conforte dans mon essai d’écumage de cette petite suite en J9.
J'interroge le texte. Ecre ponctue la « suite » de poèmes présentés ici, dans ces Parcours singuliers. Le mot apparaît dans des unités grammaticales diverses, à l'intérieur de syntagmes variables et dans des contextes différents. Celui du paysage dans lequel s’inscrit la colline — « l’écre élémentaire » de Juliau, celui de sa féminité qui se lit dans sa « gorge d’écre », celui également du langage qui - pareil aux « étais osseux » soutenant la colline —… tente de retenir « l’écre sans retour ».
La relecture de J4 me met sur une autre voie.
Je trouve dans Descro (décrire) un J4 chargé d’imprécations :
« J4 exècre communique exècre » (page 98).
Peut-être J9 ne conserve-t-il du latin classique « ex/secrari », que le radical. La seule marque du consacré amputé de l’exécration.
Difficile de déterminer l’identité précise de l’« écre ». Soumis à l'essai, « Ecre », à l'image de Juliau, varie, ne libère qu'en partie son énigme et ne se livre que progressivement, en cours de lecture. « Opus incertum est la forme intrinsèque » de l’aventure de ma lecture.
Tailler un Juliau neuf, c'est inévitablement chercher une langue au « cœur d’écre ».
Écrire Juliau c'est, selon le poète, être à l'état d'essai. Essai d’encre. Essai d'Ecre.
Ainsi peut-on lire :
« Écre c'est écrire au jaune de J ». Écrire passerait-il par une double amputation ? Celle de Juliau réduit à sa seule initiale ? Celle du verbe écrire, amputé de son suffixe verbal ? « Expérience d’écrire sans ».
« Ecre », est-ce écrire amputé de son « ire », délesté de la colère implicite contenue dans l'infinitif ?
« Amputation » provisoire puisque le verbe écrire se reconstitue et se déplie à travers la définition qu'en donne le poète:
« Ecre c'est écrire au jaune de J ». Jaune de Juliau. Revoilà posée, en quelques mots, resserrés dans cette définition, toute « l'énigme intime » de Juliau. Juliau/Jaune/Écrire. Qui dit Juliau dit Jaune. Jaune des blés et des genêts ou jaune du « regain sec ». Qui dit Juliau et jaune dit écrire. « Ecrire est inclus dans la couleur ». Depuis toujours. Seule la couleur a changé. Le vert des premiers Juliau a laissé la place au jaune. « Jaune organique, au même titre que le genêt » (J6, page 22). De ce mystère qui lie Nicolas Pesquès à sa colline, l’artiste à sa stèle naît l’étonnement attendri du poète qui écrit en J2 :
« Je m’étonne de la longévité du charme qui nous lie » (11) et un peu plus loin : « Ecrire est la marque de cet étonnement ». Et qui dit jaune dit « réjouir ». Par assimilation harmonique, graphique, et en amont, par écho sensoriel.
« jaune conjugué
présent au chiffon
synonyme de réjouir » (page 129)
La question posée par et dans les précédents recueils, revient, obsédant leitmotiv qui parcourt l’œuvre de bout en bout : comment écrire Juliau ? Ou le des-écrire ! Jaune permet-il de dire Juliau ? Ou au contraire de le désenclaver du langage, de l’en séparer ? Ces questions récurrentes ramènent Juliau 6/Surjaune en filigrane sous les chiffons de J9. Comment transformer le poème en paysage et le paysage en poème ? Comment se défaire de l’écriture et de la colline, comment vivre la séparation sans que cette séparation soit vécue comme la mort ?
Mais ici dans J9, un nouveau questionnement survient. Qui s’impose avec force :
Faut-il, pour parvenir au cœur de Juliau amputer le verbe écrire ? Pour parvenir au cœur du mot, pour retrouver son énigme primipare, son « écre élémentaire », faut-il l'amputer d'une part de lui-même ? L'Ecre hésite, au bord du bégaiement, quasi onomatopéïque « et que ça que ça ». Il ramène le projet d’écrire J9 à une remontée vers l’écriture d’origine, une écriture « sans », capable de livrer Juliau « sans équilibre ni couleur ». C'est une fois encore tenter la dessiccation extrême, celle qui va rendre Juliau à l'intime de son énigme. « Ecre » conserve en son resserrement « des sons happés par composition de terre »
Juliau, réduite à la seule lettre J, ramenée à la seule consonne de son initiale, qui constitue à elle seule un tout, un tout énigmatique rejoint la couleur qui est sienne.
Dans son intimité première, dans son énigme originelle, d’avant la terre :
« jaune préterre
jaune avant l’article »
« L’écre élémentaire » et la colline, images en miroir, participent d’une même autonomie, d’une même réduction à l’essentiel d’« un seul jaune peint ». Juliau contient en son « radieux carré » un « monde entier », pris « entre buis et genêts ». Et rassemble, dans cette miniaturisation de l’univers, les extrêmes — « masse d’astre »/ « toute une vie » —, concentre « le dense et le détail, avec une espèce d’énigme intime comme chose et mot exactement ». Expérience d’écriture de la précision d’où naît le vertige. Et au final, une forme de bonheur.
« Bonheur est le nom de la plus grande distance aimée »
C’est ce que je retiens pour le moment de ma « lecture d’écre » de J9.
Angèle Paoli
Privas, mars 2010
D.R. Texte Angèle Paoli
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Des chanceux les auditeurs de Privas, et le poète Nicolas Pesquès d'être lu avec tant de finesse par deux lecteurs remarquables.
Son oeuvre est difficile et dense, pleine de lumière et de silence, d'une folle persévérance. Et vous m'aidez, tous deux, à la gravir.
Rédigé par : christiane | 08 juin 2010 à 19:58
Inépuisable Juliau, bonjour à tous et pardon de jouer les oiseaux de passage, libre, dont j'ai aussi - c'est ma seule excuse - la fidélité. D'autant que la branche, que dis-je, la colline est belle ici...
Merci Christiane pour votre mot à propos de Pépé l'Anguille, et cette citation de Paul Valéry que j'ai fait mienne depuis longtemps.
« Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu'à toi
Ami n'entre pas sans désir »
N'est-il pas ainsi le chemin d'accès à certains textes, ces textes qui résistent, et dont le secret se livre ou non selon que nos yeux s'y posent avec désir ou non?
Bien à vous trois,
Amicalement,
Sylvie
Rédigé par : Sylvie Saliceti | 09 juin 2010 à 17:15
Merci à vous deux, Christiane et Sylvie. J'ai repris ma correspondance avec Nicolas Pesquès qui s'étonne avec humour de notre fidélité à son monolithe Juliau, et s'en réjouit. J'attends que les "foins" * soient passés et avec eux, le Marché de la poésie, pour faire tout tranquillement l'ascension intermédiaire de J7, tout aussi inattendue que les précédentes. Plus resserrée encore.
* Nicolas est en Ardèche et fuit le Marché de la poésie où je serai présente la semaine prochaine.
Je vous embrasse tous les trois, Christiane, Sylvie et Nicolas !
Rédigé par : Angèle Paoli | 13 juin 2010 à 09:36