Nicolas Pesquès
Après Privas, échos de « Parcours singuliers » C’était avant le début du printemps et nous voilà déjà aux abords de l’été. Mais la poésie traverse toutes les saisons et l’écho que j’ai gardé des voix de Privas, voix croisées, voix plurielles, vibre encore dans ma mémoire. Résonances. Les Parcours singuliers du 19 et du 20 mars 2010 ont permis la rencontre de poètes et auteurs de la revue faire part rassemblés par Alain Chanéac et Alain Coste dans le théâtre de la ville de Privas. Quatre poètes ont prêté leurs voix à leurs textes : Jean-Marc Baillieu, Patrick Beurard-Valdoye, Caroline Sagot-Duvauroux et Nicolas Pesquès. Pour accompagner Nicolas Pesquès dans l’aventure de l’écriture de La Face nord de Juliau, deux contributeurs invités : Yves di Manno et moi-même. Terres de femmes met aujourd'hui en ligne les deux contributions de Privas autour des Juliau de Nicolas Pesquès : ― celle d’Yves di Manno, « du geste une écriture » ― (dans la note suivante) ma propre contribution : « J9. Prémisses de lecture d’une "énigme intime" ». Angèle Paoli |
Il y a, dans le projet poursuivi par Nicolas Pesquès depuis trois décennies, une forme d’obstination, d’insistance à tout le moins dans la posture qui mérite qu’on s’y arrête, même si ce projet a connu en cours de route plusieurs inflexions notables. L’angle d’attaque s’est en effet déplacé, au fil des ans, notamment par le basculement de la prose vers le vers, à partir d’un certain seuil. Il n’en reste pas moins que La Face nord de Juliau pose une question assez singulière, dans le cadre de la poésie contemporaine – a priori peu loquace devant un tel « sujet » – et qui pourrait abruptement se formuler ainsi : qu’est-ce qui se passe, dans le monde et sur la page, lorsqu’on se met à regarder avec des mots ? Il faut croire que regarder n’est pas si fréquent, en poésie… Ou du moins, que le regard s’y confond rarement avec le geste d’écrire. Or, c’est bien ce à quoi Nicolas Pesquès s’était à l’origine acharné : à faire tomber le paysage dans le langage, à force de contemplation – mais une contemplation qui serait pour le coup tournée vers le dehors : quelque chose qui ressemblerait, pour renverser les termes (et les idées qu’ils soutiennent) à une forme d’expérience extérieure. Chaque fois que je l’ai entendu présenter son ouvrage, Nicolas se référait à Cézanne. (La référence est d’ailleurs explicite dans le premier volume, sous-titré « Tombeau de Cézanne ».) La Face nord de Juliau relèverait donc d’une écriture « sur le motif » – et la colline ardéchoise serait en quelque sorte l’équivalent de la Sainte-Victoire : au moins quant à l’obstination de l’auteur à reprendre indéfiniment son étude, sous des angles divers, sans parvenir à l’épuiser – bien au contraire – sauf à tendre peut-être vers son érosion verbale : au profit alors de quoi ? Nicolas Pesquès est mieux placé que moi pour savoir que peindre et écrire, ce n’est pas tout à fait la même chose. Et que l’effort vers le visible – je n’ose même pas parler de figuration – passe pour l’écrivain par un autre canal, quand bien même nous serions d’accord pour dire qu’il y a une matière du langage (dans la palette du vocabulaire, les nuances de la syntaxe) qui empêchera toujours l’écriture de verser dans l’abstraction. Du moins pour qui sait de quoi il retourne, dans cette affaire d’écrire. Ce serait donc une autre matière que le langage convoquerait, par l’entremise du regard… Mais quel regard au juste ? Et orienté de quelle manière dans le travail ? J’essaie de me représenter Nicolas Pesquès face à Juliau, fixant avec concentration ou abandon ce paysage dont il doit connaître à la longue les moindres inflexions – et le laissant travailler en lui jusqu’à, jusqu’à… jusqu’à ce que les mots surviennent, justement, s’incarnant quelque part entre l’œil et la main. Mais pour les inscrire le regard de l’auteur est dès lors bien contraint, j’imagine, de quitter le motif pour se poser sur cette toile en réduction qu’est la page du carnet (je suppose un carnet, mais n’importe quel feuillet ferait l’affaire). Ce n’est pourtant pas une description qui s’y dépose, à peine un croquis par endroits, une notation de couleur (où les mots qui les désignent, ces couleurs, me semblent d’ailleurs plus tangibles qu’elles). Et c’est peut-être même pour ne pas y céder – à la tentation de la description – que La Face nord de Juliau s’est écrite, à l’origine, et continue de s’ériger : pour résister à l’émergence d’une Image (mettons-lui un I majuscule) où le regard et le poème s’aboliraient enfin… Et pour contredire une idée ancienne de la poésie dans laquelle Nicolas Pesquès ne voulait pas se complaire, à supposer qu’il ait jamais entendu ses sirènes. Cette écriture – dans La Face nord de Juliau comme dans ses autres ouvrages – est pourtant tout sauf abstraite. Je dirai même que c’est sa matérialité qui frappe au premier chef, comparée à nombre d’entreprises contemporaines – son épaisseur, sa façon de rendre au langage sa dimension charnelle : les mots y ont un « volume » inhabituel – y compris, et peut-être surtout les plus ordinaires. (Un peu comme chez Jean Tortel, dont on pourrait la rapprocher, au moins pour la fascination dont elle témoigne devant la matière du monde, sa surface, son absence réitérée de « profondeur »). En quoi cela se relie-t-il au regard, je l’ignore ; et puis à peine le concevoir, travaillant pour ma part d’une tout autre manière, et presque à l’opposé : c’est-à-dire dans l’attente des images que la réalité ne montre pas – ou qu’elle nous cache. (Mais en écrivant cette phrase je me demande au fond si les deux démarches diffèrent tant que ça… N’y a-t-il pas, dans les deux cas, recherche d’un effacement de la conscience ordinaire – par saturation du regard dans le cas de Pesquès, par son renversement dans le mien ?) N’empêche qu’il y a dans La Face nord de Juliau un effort au réel qui s’appuie sur le fil invisible reliant le regard au langage. Au poème ? Peut-être bien, mais « poème » désigne ici l’expression la plus exacerbée – la plus intense, et donc la plus réelle – du langage. Pourtant, j’ai le sentiment (Nicolas nous dira si je me trompe) que La Face nord de Juliau a été édifiée, au départ, comme une sorte de digue destinée à réfréner, à canaliser, si ce n’est à interdire l’expansion irréfléchie du poème. Cela relevait sans doute d’une volonté… disons-la matérialiste, réfutant en tout cas toute dérive métaphysique : la recherche d’une poésie terrestre, donc terrienne – dont la colline de Juliau (sans en être, loin s’en faut ! la métaphore) pouvait autoriser l’émergence. Et sa contemplation allait donc (devait ?) interdire toute rêverie éthérée, toute méditation dans les limbes, par sa seule présence obstinée. Je cite un fragment de Juliau deux : « Comment éviter le grandiose et ses clichés, l’excès d’effusion, l’afflux de métaphores qui (…) nous touche encore profondément sans lassitude ? Douceur et extrémisme. Terreur et tendresse. Mêlée sentimentale et de surcroît naturelle. Je n’aime pas avoir affaire à cette démesure. » De fait, les deux premiers livres de Juliau ressemblent plus, au final, à un journal d’écriture, à un carnet de travail (certes lui-même très « travaillé ») qu’à une œuvre achevée – les poèmes continuant de s’écrire, de leur côté (ce seront Un carré de 25 poèmes d’herbe, L’Intégrale des chemins, puis les 3 poèmes). Le basculement s’opère, à mon sens, dans le volume trois, le dernier à se présenter de bout en bout comme un journal – et surtout à être intégralement en prose, du moins parmi ceux qui ont été publiés. Le fait que ce troisième volume contienne, en son centre, une longue réflexion sur l’art rupestre et les hommes du Magdalénien n’est pas un hasard à mes yeux (je vais y revenir). Mais le fait est qu’ensuite, le projet de Juliau change de nature – à moins qu’il n’ait tout simplement atteint son but : c’est-à-dire rendu possible l’écriture d’un poème que quelque chose jusqu’alors entravait. C’est écrit presque noir sur blanc dans ce volume trois, où l’auteur contemple les 3 poèmes qui venaient alors de paraître et se rend compte – je cite – qu’ils « pourraient avoir versé dans la Face Nord mais c’est plutôt Juliau qui, par débordement, a aussi généré ces poèmes ». Ajoutant aussitôt : « Aujourd’hui je souhaite qu’il n’y ait plus deux poids et deux mesures, mais que la colline soit un poème continu, éventré (…) Narratif et spéculatif. Spéculatif et descriptif. » Les trois adjectifs sont ici capitaux, d’être aussi dialectiquement associés. C’était donc cela qui couvait, sous la végétation de la colline… Et c’était apparemment le regard (la contemplation) qui seul pouvait autoriser le jaillissement dans le langage de ce poème résistant, malaisément concevable, au sein duquel narration, spéculation et description, fondues en une seule matière, remplaceraient enfin l’ancien lyrisme. Je le pose comme hypothèse, sans me lancer ici dans une démonstration dont je n’ai peut-être pas les moyens, au-delà de l’intuition qui la fonde. Comme il est écrit dans Juliau quatre (et c’est désormais en vers) : « de quelque côté que je me porte j’éclaire je fais de l’ombre » Sauf que, sauf que… cette victoire (si c’en est une) est suivie d’assez près par l’effondrement rapporté en ouverture de Juliau cinq – c’est-à-dire, d’une certaine façon, par l’abandon du premier projet (ou son dépassement) et le début d’une autre aventure, dont Juliau cinq marque la charnière et dont nous ne savons pas encore grand-chose, les volumes suivants tardant hélas à paraître – sinon qu’ils semblent devoir accepter désormais l’hypothèse d’un poème où le regard se déporterait enfin et traverserait le monde autrement. Mais je voudrais revenir un instant, pour conclure, sur les hommes du Magdalénien. Leur présence « négative » (comme celle de leurs mains et de leurs empreintes énigmatiques) surgit dans le massif de Juliau à la fois comme un archaïsme (la fascination des origines) et comme un modèle insistant, reliant l’écriture contemporaine aux gestes les plus lointains dont l’homme ait laissé la trace sur des pierres, dans le ventre de la terre, pour témoigner d’une conscience, et d’un mystère. Cette persistance dans la poésie d’aujourd’hui de l’ombre portée des premiers signes – ce que Paul Louis Rossi a joliment nommé un jour la « nostalgie de l’idéogramme » – fonde aussi le travail de Nicolas Pesquès, de manière plus secrète, même s’il notait dès Juliau deux que « notre écriture (…) rêve toujours de pictogrammes, d’idéogrammes, [et] voudrait entretenir cette veine, si mince chez nous, qui fait du geste une écriture et de toute écriture la manifestation d’une présence corporelle ». Il me semble que la résurgence de cette « origine » – de l’art pariétal et des animaux primordiaux qui traversent le livre dans ces années-là – aura à tout le moins hâté le basculement vers le poème et le retour au vers qui caractérisent depuis La Face nord de Juliau. J’espère ne pas trop tirer « dans mon sens » le projet de Nicolas Pesquès en vous disant que cette manière d’inscription toujours archaïque qu’est de nos jours l’écriture du poème, c’est bien évidemment par ce travail obstiné du regard (de la colline à la main) qu’elle se sera d’abord imposée à lui – mais peut-être aussi par la possibilité enfin retrouvée (ou admise) de prolonger ce geste d’inscrire – dans une forme versifiée. Yves di Manno Privas, mars 2010 D.R. Texte Yves di Manno ____________________________________________________ NOTE d’AP : depuis cette mise en ligne (mars 2010), l’article ci-dessus a été inséré dans l’ouvrage Terre ni ciel (pp. 217-224) d’Yves di Manno, publié en février 2014 dans la collection « en lisant en écrivant » des éditions Corti. |
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