Chroniques de femmes - EDITO/SOMMAIRE
19 mai 2010, 18h30
Amicale corse d'Aix-en-Provence
Sur Pépé l’Anguille
UN CHEMIN D’ACCÈS À LA LITTÉRATURE CORSE
La naissance de la traduction française du premier roman de la littérature corse, c'est d’abord une tendresse. Pesciu Anguilla, dans la traduction de François-Michel Durazzo, vient de paraître sous le titre de Pépé l'Anguille aux Éditions fédérop, quatre-vingts ans après la publication du roman bastiais de Sebastianu Dalzeto, de son vrai nom Sébastien Nicolaï (Bastia, 1875 - Barchetta, 1963).
Une tendresse, disais-je, de celles qui vous embarquent, comme vous prend par la main le petit héros du livre, « Pépé l'Anguille », gosse né au mauvais endroit de la colline, décrite à l’image de la Bastia contrastée des années 1880/1890. Années d’enfance de l’auteur, restituées par focalisation interne de Pépé, où tout s'entremêle : riches, pauvres, ciel et Vieux-Port, attachement viscéral puis désir d’ailleurs. Enfin la langue, la langue toujours, qui monte de la terre juste avant ou juste après le silence.
La langue dans la réalité bastiaise relatée par Dalzeto est plurielle, métissage, tressage de mots d’italien, de provençal, de corse. Pépé l'Anguille, il se fout de la pauvreté et du malheur qui ne pèsent pas sur lui, Pépé dont l'âme est si légère, dont la voix chante à longueur de journée, dont les mains farfouillent en quête de vieux mégots. Pépé qui nage au loin vers le bleu où l'on perd pied. Libre comme le vent, son enfance joue à cloche-pied par-dessus la misère, souriant, riant, libre, libre... Ce que nous apprend Pépé c'est que la pauvreté n'est rien.
La naissance du premier roman corse en langue française vient aussi de la magie des rencontres dont l’ultime en notre présence, ce mercredi 19 mai 2010, à 18h30, dans les locaux de l’Amicale corse d’Aix-en-Provence, en présence de son président Pierre-Paul Calendini puis d’une assemblée réunie autour de trois intervenants : François-Xavier Renucci, François-Michel Durazzo, traducteur de l’ouvrage, et Bernadette Paringaux des Éditions fédérop. L’amitié est palpable ce soir-là, qu’un chant improvisé vient attester, rappelant qu’il a fallu d’autres rencontres pour précéder celle-ci, et que, comme souvent, il faut un fil d’Ariane pour nous approcher des berceaux, en l’occurrence celui de Pépé…
La première en Italie, rencontre improbable, de l’aveu même de F.-M. Durazzo, ce jour de 1991 où à Florence, il tomba sur l’édition originale de Pesciu Anguilla. Livre abandonné ? Oublié ? Lu en tout cas par son futur traducteur d’un bout à l’autre, lui laissant une empreinte forte.
Deuxième rencontre, quelques années plus tard, au Salon du Livre Insulaire d’Ouessant, quand F.-X. Renucci plaida la cause de Pépé devant Bernadette Paringaux représentant la petite maison d’édition continentale fédérop, spécialisée dans l’édition de langues minoritaires.
Il n’en fallait pas plus, c’est chose faite et c’est tant mieux, car ce roman répond à notre besoin de repères, de piliers… de clous tels ceux que les Sumériens cachaient dans les fondations des maisons pour asseoir la solidité de l’ouvrage, clous qui définissent encore l’engagement dont est porteur tout langage.
Il n’est pas anodin que Pesciu Anguilla soit un roman d’apprentissage, lui qui ouvre ce que nous appelons de nos vœux : un chemin vers une littérature corse. Or tout est contenu dans l’œuvre pour faire jouer la transmission bien au-delà d’elle-même : la description d’un lieu et d’un temps corses, la gouaille, la critique sociale sans démonstration, l’humanité restituée par la luxuriance et les personnages caricaturaux qui semblent sortir d’un bal de masques, les chants incessants, scandant la narration... tant et si bien que Pesciu Anguilla a été adapté en opéra-bouffe, mis en scène par Orlando Forioso en 2009.
Tout y est oui, qui donne à ce livre une vocation de pérennité, justifiant le principe même de la traduction des textes écrits en corse. Comme le revendique B. Paringaux, n’est-ce pas confirmer son entier statut de langue que de traduire une langue minoritaire ? En l’occurrence, la langue corse, dont il fallait tout le bruissement pour restituer un monde aboli, est admirablement protégée par le traducteur. Quand bien même trouverait-on matière à discussion, quand le texte est grand, il doit s’en affranchir car « la page qui a une vocation d'immortalité peut traverser le feu des errata, des versions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions sans perdre son âme dans cette épreuve. » (J.-L. Borges).
Pépé l'Anguille est un grand roman, aussi faut-il mesurer la chance d'avoir accompagné sa publication en français, tenant le nourrisson de papier dans les bras dès sa sortie.
Ce soir, à l’Amicale d’Aix, la discussion autour de Pépé l’Anguille s’achève sur une question : « Un autre livre de littérature corse encore en souffrance ? ». F.-M. Durazzo évoque un titre comme une promesse : Filidatu è Filimonda, de Sebastianu Dalzeto.
« Parle », a dit Dalzeto, pour évoquer le devoir de transmission de Pépé après que ce dernier eut réussi à réparer son destin propre. En écho, il me semble entendre « Écris ». Une littérature insulaire vient au monde sous nos yeux, laquelle, à l’instar de toute littérature, « pourrait après tout n’être qu’un soin. De l’âme et d’autrui, du langage et des vingt-six lettres de l’alphabet » (Jean-Michel Maulpoix).
Il a raison le sgaiuffu bastiais : la pauvreté n’est rien. La mort non plus. Le drame, c'est l'amour empêché. Ce qui justifie le conseil ultime qui sera adressé à Pépé à l’issue de son initiation : « Ta mission est immense. Ne sois pas un prêtre de salon […] Parle, secours, fais du bien […] ».
Sylvie Saliceti,
Bois-Luzy, 21 mai 2010
D.R. Texte Sylvie Saliceti
pour Terres de femmes
■ Sebastianu Dalzeto sur Terres de femmes ▼ → Pépé l'Anguille (note de lecture d'Angèle Paoli) → Cattivu sughjettu ’ssu zitellu (extraits de Pesciu Anguilla et de Pépé l’Anguille) ■ Sylvie Saliceti sur Terres de femmes ▼ → La grenade (anthologie poétique 2010) → La danse de Sakuntala → Le bâtelier → Les pierres sauvages ■ Voir aussi ▼ → le site de Sylvie Saliceti → le blog de François-Xavier Renucci (Pour une littérature corse) |
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Bon, je vais dire ici mon plaisir extrême à la lecture de cette chronique... Bravo, vraiment. Tout y est, l'historique, l'ambiance, l'enjeu...
On doit espérer maintenant une vente considérable de l'ouvrage de Dalzeto (en corse et en français) ainsi que des lectures infinies, des discussions...
J'aime beaucoup cette idée que ce roman est une porte vers la littérature corse ; on pourrait multiplier cependant des ouvrages de cette sorte : le Vir Nemoris de Nobili-Savelli ; le Lamentu di Spanettu de Santu Casanova ; la Dionomachia de Salvatore Viale ; le numéro unique de A cispra de Paoli et Versini... (et d'autres certainement, que je n'ai pas lus...)
Encore merci pour ce magnifique texte, madame Saliceti !
Rédigé par : François-Xavier Renucci | 21 mai 2010 à 20:32
Voilà que ce livre qu'Angèle Paoli nous a fait découvrir il y a quelques jours a voyagé, là-bas, de l'autre côté de la Méditerranée, jusqu'à Aix-en-Provence - mais quand même dans les locaux de l'Amicale Corse ! et que Sylvie Saliceti nous en parle à son tour.
Il semble que de cette rencontre ait émergé une densité étrange de ce livre, nouvelle, liée à la tendresse, au partage : "Le drame c'est l'amour empêché"... plus fort que la mort ou la pauvreté.
Voilà que devient encore plus intense le désir d'entrer dans l'histoire de Pépé l'anguille, dans ce "bruissement de la langue corse" qui nous est offert par cette traduction inespérée de F-M. Durazzo.
Voilà que la belle écriture de Sebastianu Dalzeto voit le jour grâce à cette "transmission" et que l'île au trésor ouvre ses rivages d'encre.
Merci, Sylvie, pour ce magnifique billet, tellement émouvant.
Rédigé par : christiane | 21 mai 2010 à 22:07
Sylvie,
consultant votre blog je découvre que le prix Amphoux 2009 vous a été décerné pour votre roman Sumer. Vous écrivez donc, ailleurs et autrement. Le monde silencieux des écrivains grave sur le liber du monde une écriture ancienne et neuve comme une parole qui roule de l'un à l'autre, vaste et bruissante, enclose.
Je me souviens des inscriptions en lettres d'or sur les deux pavillons de tête du Palais de Chaillot, composées par Paul Valéry.
« Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu'à toi
Ami n'entre pas sans désir »
Musée de l'Homme, musée de la Marine, TNP de Jean Vilar et la salle Gémier, la Cinémathèque (il y a peu encore)... la terrasse et ses statues en bronze doré. (C'est sur cette terrasse qu'a été déposé le corps de Paul Valéry pour la veillée funèbre en 1945). Sur cette terrasse aussi, beaucoup d'appels aux Droits de l'Homme. Le Champ-de-Mars, au loin, les jets d'eau, les jardins, les bassins, et plus bas le Palais de Tokyo et son musée d'Art Moderne, le musée Guimet, celui de la mode et du costume... les gamins en skate. Voilà cette rêverie loin de l'ancien village de Chaillot, de la maison de Catherine de Médicis, des lettres d'amour de Bassompierre, du couvent puis... rien. Napoléon rase tout pour une utopie de palais extraordinaire. Enfin le passage d'Haussmann...
Vous aussi, vous avez le bruit du passé dans votre écriture...
Rédigé par : christiane | 30 mai 2010 à 12:10