Promenade à Carrouge, « sur les pas de Roud » : je suis étonné par la beauté de la campagne un peu froide avec ses arbres en fleurs. Au-dessus du bois des Combes, le lieu de l'« illumination » évoquée dans le Journal que je découvre, un épervier et des corbeaux recommencent la chasse des Soledades.
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Hier par temps chaud, longue promenade au-dessous et au-delà de la Grande Tuilière : il y a là des lieux restés absolument sauvages et comme loin de tout, des enclos on ne sait pourquoi mystérieux – avec le bruit de l'eau invisible, cachée sous des buissons. Pourquoi ce sentiment de mystère ? Si absurde que cela paraisse, on dirait que quelque chose s'est passé, se passe ou va se passer là, sous les jeunes chênes, et surtout dans ces espèces de clairières tout à fait tranquilles, brillantes de lumière, étrangement brillantes et lointaines. On dirait qu'on a changé de monde sans quitter celui-ci.
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Les tresses de l'eau dans les ornières du chemin, tresses transparentes et promptes, sur les cailloux, la terre. Dégorgement de la terre imprégnée de pluie durant tout l'hiver.
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Au bord du Lez en crue, après l'orage violent de la nuit. L'eau brille, froide, dans les truffières, noie le thym, ruisselle dans des chemins d'ordinaire poussiéreux. Les cris des oiseaux leur chant, sont plus que jamais pareils à de l'eau sonore, non pas à de la pluie, mais à des bulles d'eau ou de brèves cascades ; certains, ici ou là, creusent l’étendue, rappellent et mesurent, d’une mesure surnaturelle, le lointain, ses distances.
L'eau de la rivière élargie coule avec une impétuosité et une rapidité surprenantes, elle est boueuse, elle secoue les branches basses des arbres riverains, elle mène grand bruit quand on la devine d’en haut à travers les abondants feuillages vert noir ou vert gris. Effrayant presque le cœur.
Dans les arbres, des églantiers semblent enchevêtrés ; pourquoi leurs fleurs blanches, ou rosées à peine, semblent-elles si belles ? Ou ailleurs portées dans l'air par les légers rameaux qui retombent en arc — couronne de mariée, avec ce feuillage pauvre, clairsemé — chose légère et pauvre, comme ébouriffée, indocile, sauvageonne (mais c'est trop l'humaniser). Fleurs parfaitement simples, fragiles, légères comme celles des cistes, mais plus fines, plus pures — « angéliques » ? Enfantines, plutôt.
Les subtils petits lustres roses des marronniers.
Philippe Jaccottet, La Semaison, Carnets 1954-1979, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1984, pp. 255-256-257 ; Œuvres, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, pp. 661-662.
Ah, La Semaison ! J'ai eu fugitivement ces carnets entre les mains, le temps d'y risquer un oeil avide et me promettant de les lire, un jour. Et voilà que vous m'avez devancée, à ma grande joie.
Du texte que vous offrez, je ressens un mélange de sérénité et d'inquiétude. Le regard est rapide et se double d'une perception aiguë de l'eau, de l'eau secrète, quêtée jusque dans le chant de l'oiseau. Et ces fleurs si légères, si fragiles, silencieuses semblent là par hasard car la terre est sombre et profonde et "tresse" ses eaux mystérieuses qui traversent tout, dans l'instant fugitif où le paysage se donne. Philippe Jaccottet écrit comme on dessine, rapidement, un croquis car rien ne demeure, rien ne se saisit durablement de la beauté du monde. Certaine marcheuse le sait.
Semaison de mots légers. L'expérience du paysage, de l'immédiat, est "la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute" (Paysages avec figures absentes, Poésie/Gallimard, page 22)
Rédigé par : christiane | 28 mai 2010 à 21:20
Quelle beauté ! quelle douceur !... Philippe Jaccottet est un poète de mon temps : je peux le lire en toute quiétude. Je veux dire : je n'ai pas à me poser des questions pour savoir si c'est bien ou non. Philippe Jaccottet me conduit. Je marche avec lui. Je suis son ombre ou dans son ombre.
Il y a une loyauté rare dans son écriture. Quand son ami André du Bouchet est mort, il a dit qu'il ne pouvait lui rendre hommage que dans le fil de son écriture à lui, non sans émotion. Et son hommage, très simple, est extrêmement beau.
Rédigé par : Denise Le Dantec | 29 mai 2010 à 02:46
Parce que "Les tresses de l'eau dans les ornières du chemin" font du sens lorsqu'on est soumis aux affres d'un lymphome hodgkinien, je vous sais gré d'avoir mis ces mots-là en partage.
Sincèrement, Marie-Christine... (Et les points de suspension ici font du sens... en ce sang-là qui va en se poétisant... tandis que vous, vous perdurez en témoignant... et parfois, en délivrant votre mot personnel qui jouxte la minute en son instance de vie...)
Rédigé par : Marie-Christine Touchemoulin | 29 mai 2010 à 16:05
Un passant incertain chemine ici, avec dans sa besace : des feux d'herbe, des parfums, les montagnes qui laissent deviner un au-delà, et les oiseaux qui crient dans le ciel brumeux.
Des fils se tissent, qui relient Jaccottet à Roud et du Bouchet
"Si au retour des rouges-gorges
je n'étais plus en vie
Au cravaté de rouge donne
La miette commémorative
Si à peine endormie
je ne pouvais dire merci
Tu saurais que j'essaie
De ma lèvre de granit "
Emily Dickinson
Rédigé par : Mathilde | 30 mai 2010 à 09:46
Les femmes sont des tisseuses, tisseuses de mots et de toiles. Les fils passent, légers et fragiles, silencieux et souples, fils de trame et fils de chaîne. Des motifs se dessinent de l'une à l'autre, aux tonalités différentes. Des noms surgissent, qui unissent les mondes. C'est émouvant et réconfortant.
L'image qui me vient à l'esprit à l'instant, c'est celle de la tapisserie de Bayeux. Chef-d'oeuvre hors temps savamment orchestré par la reine Mathilde et mené par les tisseuses de toile, derrière le métier. Vous êtes de la même famille. C'est cela que je sens et je vous en remercie.
Je vous souhaite à toutes les quatre une bonne soirée.
Rédigé par : Angèle Paoli | 30 mai 2010 à 21:55