Le 18 mai 1944 naît à Wertach, en Bavière du Sud, Winfried Georg Maximilian Sebald.
Écrivain de langue allemande, auteur de nombreux essais, W. G. Sebald connaît un succès international avec la publication en 1992 de Die Ausgewanderten : vier lange Erzählungen (traduction française : Les Émigrants, 1999). Sebald est également l’auteur des Anneaux de Saturne (1999), de Vertiges (2001) et de Campo Santo (2009). Dans Les Émigrants, W. G. Sebald retrace, à partir de ses souvenirs, « la trajectoire de quatre personnages de sa connaissance que l’expatriation aura conduits – silencieux, déracinés, fantomatiques ― jusqu’au désespoir et à la mort. » La traduction française (par Patrick Charbonneau) des Émigrants a reçu en 1999 le prix Laure-Bataillon.
À la mi-mai 1971, nous avons quitté Prior’s Gate parce que Clara, un après-midi, avait acheté une maison sur un coup de tête. Nous regrettâmes les premiers temps le vaste panorama, mais en échange s’agitaient maintenant presque sans répit devant nos fenêtres, même les jours où le vent ne soufflait pas, les feuilles lancéolées, gris-vert, de deux saules. Les arbres étaient plantés à quinze mètres à peine de l’habitation et la vie de leurs frondaisons paraissait si proche qu’on croyait souvent, en regardant à l’extérieur, en faire partie. Assez régulièrement, le Dr Selwyn nous rendait visite dans cette maison encore presque vide et nous apportait des légumes et des herbes de son jardin ― des haricots jaunes et bleus, des pommes de terre soigneusement nettoyées, des patates douces, des artichauts, de la ciboulette, de la sauge, du cerfeuil et de l’aneth. À l’occasion d’un de ses passages, Clara était allée en ville, nous nous engageâmes tous deux dans une longue conversation, initialement motivée par la question du Dr Selwyn, qui voulait savoir si je n’éprouvais jamais de nostalgie. Je ne savais trop que répondre, mais le Dr Selwyn en revanche, au bout d’un temps de réflexion, me fit l’aveu ― un autre mot serait inadéquat ― qu’au cours des dernières années le mal du pays l’avait de plus en plus assailli. Comme je lui demandais quel était ce pays qui se rappelait à lui, il me raconta qu’à l’âge de sept ans il avait quitté avec sa famille un petit village de Lituanie situé dans la région de Grodno. Oui, à la fin de l’automne 1899 ses parents, ses sœurs Gita et Raja et son oncle Shani Feldhendler étaient partis pour Grodno dans la carriole du cocher Aaron Wald. Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. Je vois, dit-il, l’instituteur du cheder que je fréquentais depuis déjà deux ans me poser la main sur la tête. Je vois les pièces vidées. Je me vois assis tout au sommet de la carriole, je vois la croupe du cheval, la vaste étendue de terre brune, les oies dans la gadoue des basses-cours et leurs cous tendus, et aussi la salle d’attente de Grodno avec, au beau milieu, le poêle surchauffé entouré d’une grille et les familles d’émigrants regroupées autour. Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train, je vois les alignements des maisons de Riga, le bateau dans le port et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial. La haute mer, le panache de fumée, l’horizon gris, le bateau se soulevant et replongeant au gré du tangage, la peur et l’espoir que nous portions en nous, tout cela, me dit le Dr Selwyn, je le sais comme si ça ne datait que d’hier. Au bout d’une semaine environ, beaucoup plus tôt que nous ne l’avions escompté, nous arrivions à destination. Nous entrâmes dans une large embouchure de fleuve. Il y avait des cargos partout, des grands et des petits. De l’autre côté de l’eau s’étendait une terre plate. Tous les émigrants s’étaient rassemblés sur le pont et attendaient que surgisse de la brume mouvante la statue de la Liberté, car tous avaient acheté un passage pour l’Amerikum ― comme on l’appelait chez nous. Quand nous touchâmes terre, il ne faisait pour nous aucun doute que nous foulions le sol du Nouveau Monde, de la ville promise de New York. Mais en réalité, comme il s’avéra à notre grand regret au bout de quelque temps – le bateau était reparti depuis belle lurette –, nous avions accosté à Londres. La plupart des émigrants se firent, contraints et forcés, une raison, mais quelques-uns néanmoins, en dépit de toutes les preuves contraires, persistèrent à croire qu'ils se trouvaient en Amérique. [...] |
■ W. G. Sebald sur Terres de femmes ▼ → W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture) → 4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants → 14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald |
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Comme c'est étrange ce qui arrive là. D'abord je n'ai pas reconnu Les Émigrants, ce livre de W. G. Sebald que j'ai tant aimé lire, relire. Pourquoi ?
Je cherche et peu à peu, je comprends. C'est que ce livre pour moi lie si étroitement l'Histoire et les histoires de ces quatre émigrants, que ça coule, fleuve irrépressible de mots, mélancolique, élégiaque. C'est que ma mémoire est restée en suspens sur ces images en noir et blanc qui coupent le texte. Des photos, un peu floues, qui semblent être liées aux histoires et ne pas l'être. Je me souviens d'un Nabokov traversant les histoires avec un filet à papillons comme un songe. Je me souviens que les phrases s'ouvraient sur des incises effilochant le récit comme un rêve où je m'engluais. Je me souviens du Je du narrateur le liant à ces destins. Et de la mort venant tard dans ces vies comme une impossibilité d'aller plus loin. Je me souviens que la vie et la mort trop usées devenaient poreuses et que je ne savais plus si ce voyage partait de la mort ou y aboutissait comme si le présent, le futur ne pouvaient plus exister après l'Holocauste. Tout était voilé : l'écriture, les images, la musique de la langue. La perte, la mémoire, la douleur. Une grande délicatesse pour les entendre, de la douceur aussi. Des traces. Une tragédie, celle des juifs et de l'Allemagne de l'après-guerre. Car ces quatre exilés ont fui l'Allemagne. Mais c'était juste un frôlement, comme un jeu de miroirs. Une histoire se reflétant dans l'autre. Un livre silencieux qui traverse souvent ma mémoire...
Oh, j'ai été si longue. Pardonnez-moi, c'est que ce livre...
Rédigé par : christiane | 18 mai 2010 à 20:07
Combien de kilomètres par centaines a parcouru Sebald le marcheur ?
Et c’est sa voiture qui a eu raison de lui et l’a tué.
Encore une fois, chaussures vides, abandonnées, jetées.
J’ai très souvent des problèmes avec mes pieds.
Depuis l’enfance.
Et le paysage que je découvre est une colline de chaussures mortes.
Qui va l’escalader ?
Pied gauche, cœur droit.
Main droite, cœur gauche.
Où sont passés les sentiments ?
Dans nos pieds.
Dans nos souliers.
Dans nos vêtements vidés de nous-mêmes.
Sylvie Durbec, Chaussures vides, Scarpe vuote, le Dessert de lune
Rédigé par : sylvie durbec | 19 mai 2010 à 09:27