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RENDRE ÈVE À SA FAÇON MAGNOLIENNE ET RADIEUSE
Comment la vie peut-elle survenir de la mort ? Comment de la mort prochaine de la mère tant aimée peut surgir la vie ? Ève s'évade, le dernier « récit » qu’Hélène Cixous consacre à Ève, sa mère, dont la vieillesse s’étire inexorablement vers la mort, oscille sans cesse entre la pensée de l’extrême et ultime dessiccation et le regain de vie. Intitulé en sous titre La Ruine et la Vie, le « récit » explore, par le biais d’une écriture inventive et subtile, orchestrée par le recours à des peintures savamment réfléchies, les espaces temporels où se joue le passage de la vie à la mort. La fille, suspendue à la vie de celle qui s’amenuise de jour en jour, vit et meurt avec sa mère, revit et respire lorsque la vieille dame rebondit dans l’invention des menues activités soumises à un quotidien qui rétrécit, retient son souffle chaque fois qu’Ève semble se retirer à petits pas vers la mort. « Je meurs de ta vieillesse. Ce que me donne ta vieillesse : une Jeunesse terrible. La Vie nouvelle », écrit Hélène Cixous. C’est dire si le lien est fort, qui unit l’une à l’autre, les deux femmes. Intense d’une intensité inhabituelle, faite d’exclusivité, de passion, de renoncement de la fille pour sa mère, d’exigence de la mère envers sa fille. On pourrait croire ce lien à la lisière de l’inceste. Mais non, il n’en est rien. Pas une once d’impureté dans cette omniprésence de l’une à l’autre. Suspendues l’autre à l’une, à la manière dont le sont, dans le tableau de Rubens, Cimon et Pero « que le suprême lait lie », la mère et la fille se répondent dans leur dialogue incessant, fait de menues considérations, souvent minuscules, qui acquièrent toute leur importance dans le regard de la mère, victime de son extrême vieillesse et du rétrécissement de son univers. La vie se lit dans La Peau de chagrin, livre du rétrécissement par excellence. Le regard de la fille sur sa mère est celui d’une femme d’une grande patience qui cherche à s’accorder au rythme de la vieille dame, à ses lubies, à ses lenteurs, à ses oublis. « C’est que l’histoire de ma mère se passe à présent dans un pays aux heures beaucoup plus lentes que les nôtres. »
Comment dire par le menu « cette région de l’Invraisemblable » qu’est ce grandâge de la mère ? Hélène Cixous tisse autour d’Ève tout un réseau d’images clés dont la Tour est le centre puisqu’elle est le double de sa mère. Tour de Montaigne qui nécessite plusieurs fois le voyage avant que la fille en com-prenne et décrypte le véritable sens: « Que la personnalité de la Tour soit un double de ma mère il m’aura donc fallu approcher de la fin pour que cela m’apparaisse ? J’y fus cent fois, il y a cinquante ans que je passe à côté de la clé ». Réseau de sens qui joue sur les sons autant que sur les mots surgis tels quels dans la bouche des deux femmes ou sous la plume de la fille. Mots-valises inattendus, forgés de toute pièce dans l’imprévu du langage, que l’écrivain garde dans leur virginité première, intouchés. Car « la valise est l’utérus du rêve ».
Ainsi écrit-elle : « Son filet de voix crépicelle, trébuche, frise la cassure… » ; de même invente-t-elle un « besoin timéraire », composé de « téméraire » et de « timide ». Quant au jeu sur les sonorités, il est omniprésent. Peut-être même est-il une constante forte de ce texte qui s’écrit autour de la mère et compose autour d’elle une musique particulière, sous-jacente aux images qui le structurent. Ainsi de ce début de dialogue auquel les assonances en « i » confèrent une tonalité suraiguë : « Et toi mafille, tu as bien dor-mi ? La voix de ma mère se hisse de syllabe en syllabe, crisse sur chaque i raucit jusqu’à la dernière syllabe. Une fois au -mi, se repose. Pause. Phrase accomplie. Une modeste satisfaction teinte ses joues. »
Au cœur de cet étrange récit, inclassable récit à la fois autobiographique et onirique, s’inscrit le rêve. Et l’écriture sur le rêve. Le rêve qui se vit en osmose avec Ève et annonce sa « révasion », celle qui se lit dans le titre Ève s’évade – « tout Rêveur est un prisonnier qui s’évade » – ou encore dans Le Rêve du prisonnier, tableau de Moritz von Schwind . Hélène Cixous consacre à la lecture de ce tableau – dont « Le Rêveur est éveillé. C’est lui le Prisonnier » – une longue analyse qui se prolonge dans le chapitre suivant « Freud ne rêve plus ». « Modèle anticipatoire » qui inspirera à Freud, en 1916, le sujet de sa conférence sur les Kindertraüme, ce tableau fait l’objet d’un long dialogue avec la mère, dialogue qui se poursuit avec les divagations maternelles : « Maintenant, dit ma mère, je ne sais pas s’il est en prison ou s’il rêve tout ça. Quand on rêve on ne sait pas qu’on rêve, donc on ne rêve pas. Je remarque, il a une belle chemise avec la manche blanche. Il doit être en prison avec toutes ces grilles. Mais il a un canapé. Il est couché sur quoi ? Sur un manteau rouge ? Il voit tous ces enfants qui sont en train de monter l’un sur l’autre. Qu’est-ce que je dois dire ? Il est enfermé. Ou il est en prison ou bien il s’emprisonne tout habillé, si bien qu’il doit être en prison c’est tout, et il rêve. Ou bien c’est la prison qui est dans son rêve... »
Mais si le rêve conduit au voyage et le voyage à la valise, la valise conduit à la Tombe. Et la Tombe au cimetière. Celui où gît depuis nombre d’années déjà le père. Celui où gît déjà Omi, la mère d’Ève. Celui que « l’Omification » avancée d’Ève attend.
Dès lors que la prise de conscience de la disparition imminente de la mère s’impose, comment retarder le moment où le temps s’accélère et où tombe la foudre ? Quel subterfuge inventer ? Il reste à la fille à s’en remettre aux pouvoirs talmudiques du Nombre. Et à convoquer le cent dix. « Peux-tu vivre jusqu’à cent dix ans ? » lance-t-elle à sa mère. Et « Le cent dix prit aussitôt l’éclat mystérieux et chuchoteur d’un signe mystique. » Sansdis ou Sandice. « Oui. Pourquoi pas ? » répondit Ève. « Si on peut on fait. Moi ça ne me dérange pas si ça ne te dérange pas ».
De cette réponse magique qui inaugure la Vie Nouvelle de la fille naît l’écriture. « Écrire ce livre, c’est à dire le sien. » Rendre Ève à « sa façon magnolienne et radieuse », c’est pour la fille se guérir de ses barreaux.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Pour information : cette note de lecture est la version intégrale d'une note précédemment parue dans la revue littéraire Europe (Claude Esteban – Bernard Manciet [88e année - n° 971], mars 2010, pp. 453-455).
Je n'ai pas encore le livre, mais ton texte me donne le goût de lui faire rejoindre mes terres de lecture qui sont aussi mes terres mentales. Le thème de la mort de la mère est central dans mon rapport aux mots , à la vie bien plus qu'à l'art, même si ce dernier constitue l'enveloppement possible de toutes les brûlures inhérentes à la vie écorchée vive de tout un chacun, à des profondeurs diverses. Il est indispensable, lorsqu'on écrit, de se décentrer de son propre cas de filiation pour envisager d'autres manières de lire et relire le lien, dans une lucidité et un tact qui seuls permettront peut-être une certaine qualité d'apaisement, au moment unique ou qui parfois s'éternise , de la séparation. Hélène CIXOUS avait déjà écrit un très beau livre à propos de son père, je te l'avais signalé, il y était question d'une boite conservée par le frère je crois,elle contenait des lettres et avait servi de point de départ à une réflexion très émouvante. Je trouve complexe l'écriture d'Hélène CIXOUS à bien des égards, mais dans ce type de livre, elle est plus accessible à mes yeux. Peut-être fait-elle partie de ces auteurs dont le travail sur la langue appartient à une alchimie tellement personnelle qu'il faut le geste et le théâtre pour la traduire en langage visuel. L'amour extrême pour quelqu'un d'autre que soi, redoublé par le lien de chair biographique nous tient souvent dans un statut de prisonniers se révélant être leurs propres geôliers... La déchirure, la diffraction et l'effacement des motifs du tissu de mémoire ne deviennent indolores qu'au bout d'un très long temps. Effleurer du doigt la cicatrice du nombril se fait à des moments précis de l'existence, moments que l'on ne choisit jamais vraiment, sauf peut-être dans l'écriture.
Rédigé par : Mth Peyrin | 10 avril 2010 à 13:02
Je reviens son ton commentaire, MTH, que je trouve à la fois profond et très beau. Je te retrouve là, complètement, dans ta capacité à dire et à élaborer une pensée en partage avec l'écriture de l'autre.
Peut-être, depuis, t'es-tu approprié ce livre difficile mais indispensable, qui s'impose par son écriture, à la fois recherchée, inventive et répétitive, comme les menus gestes quotidiennement répétés de la vieille dame. C'est un très grand texte qui ouvre de multiples voies à la réflexion.
Admirable la patience d'Hélène Cixous à l'égard de sa mère dont je ne sais plus au final si elle est toujours en vie ou non, mais qu'importe. C'est un livre à méditer, sur le grand âge, à lire et à relire sur l'inextricable relation mère-fille!
Rédigé par : Angèle Paoli | 23 avril 2010 à 18:15