Ph., G.AdC
L’ADRESSE. PORTRAIT D’ISEUT EN SURVIVANTE
Impossible de parler de
L’Adresse sans évoquer le précédent livre de Françoise Clédat,
Une baie au loin : les deux recueils, sortis à quelques mois d’écart aux éditions Tarabuste, ont apparemment le même objet : la disparition. Pourtant beaucoup de choses séparent ces deux livres qui, s’ils semblent former un diptyque autour du deuil, diffèrent radicalement dans leur projet. Dans
Une baie au loin, sous-titré
Turnermonpère, Françoise Clédat évoquait la disparition de son père à travers un dispositif fictionnel aux multiples facettes, faisant de l’effacement un récit, le construisant comme un processus. Un nouvel exemple de la recherche de F.C., qui nous a habitués, au fil de ses livres, à manier la multiplicité, à composer la pluridisciplinarité, abordant le plus intime et le plus sensible à travers une série de médiations symboliques ou fictionnelles. Avec
L’Adresse, ce dispositif est en quelque sorte disqualifié d’avance, rendu impossible par l’événement qui est à l’origine du livre : celui de la mort soudaine de l’amant d’une vie. Cet « avènement » de la mort, qui s’oppose par sa brutalité à l’effacement progressif qui était à l’origine d’
Une baie au loin, marque une césure dans la vie comme dans l’écriture, et ne permet aucune médiation de type fictionnel ou culturel : tout est balayé et remis en jeu par la mort ― la forme de la vie, comme celle de l’écriture, doit être réinventée à partir de ce nouveau lieu qu’est l’absence.
Il y a eu une écriture d’avant
Il y a eu une écriture d’après
………………………………………………
Une écriture d’après
: une écriture humiliée
: rendue à sa plus grande humilité
Une écriture qui a rencontré son réel
Une écriture d’avant
: une préparation à l’écriture de toi
Si l’écriture est moins déconstruite que dans d’autres recueils de F.C., c’est parce que la déconstruction est ici le donné : la mort de l’aimé soumet l’être à une déflagration, démantèle la parole, l’identité. Tout doit repartir de cette absence, de cet appel à vide du corps de l’amante, enfin de cette pure « tension vers » plusieurs fois évoquée dans le recueil. Naît alors un nouveau régime du discours : celui de l’adresse, justement, tension capable d’englober l’amour et la douleur, et qui au fil du livre s’épuise et s’apaise, trouve son souffle et sa place. Car ce recueil est un vrai récit, il dessine un parcours fait d’étapes, une traversée du deuil. L’Adresse s’ouvre à partir d’une image matricielle, image qui est le témoin du scandale : celle d’une Iseut qui, au sommet du parfait amour, aurait survécu à son Tristan :
La mort d’Iseut est la mort rêvée de l’amante, par quoi s’abolit instantanément la faillite.
Pour l’amante qui ne meurt pas de la mort de l’amant
Pour l’amante qui survit à la douleur de cette mort
Pour l’amante qui écrit si elle a choisi d’écrire
quoi d’écrire survit ?
la survie est un scandale au sens où elle est proprement contre-nature, elle brise la double symétrie du lit et du tombeau, plonge le survivant dans un temps ambigu, celle de « l’indécidable réalité que lève ton absence ». C’est à partir de la première question (à laquelle en suivront d’autres – « quoi de toi mort/quand mort ? ») que commence un long parcours, qui noue recherche poétique et recherche de l’autre à travers les mots. Cette traversée nous mène de la dimension la plus matérielle du corps et du cimetière à un amour qui, sans se consoler, s’ajuste à travers l’aiguisoir du poème, se délivrant petit à petit du lieu et de la chronologie pour aboutir à l’ouverture la plus franche. L’absence y devient présence diffuse, et l’amante devient prolongement de l’amant en ce monde.
[…]
Amour sans corps sans limitation
si je franchis mes limites
est mouvement de te rejoindre
Mon corps grandi
de s’être fait ton corps c’est mon corps
grandi de la disparition de ton corps
[…]
Je n’ai pas à t’ouvrir le monde tu es
l’ouvert du monde
Amour de t’écrire oser
ta disparition
la manière
dont elle enchante le monde
Pour arriver à cette incroyable positivité, il aura fallu traverser chaque chapitre, chaque étape de ce recueil, celles de la douleur qui rend fou, du chagrin inépuisable, du manque et du souvenir, mais aussi celle, cruciale et libératrice, de la reconnaissance de l’amour qui a eu lieu et perdure. Cette expérience de la bonté de l’amant, et la certitude « délivrante » d’avoir connu une perfection amoureuse sont ici la clé du parcours, elles ordonnent la possibilité d’une rémission. La question lancée comme un défi en ouverture aboutit enfin dans l’« écriture croyante » mise en place à la fin de recueil. Ici, nulle théologie, mais une « mise en relation dans et par la séparation », suspendue, ou, pour reprendre une expression chère à Françoise Clédat, « confiée à la seule fragilité des mots. » Car c’est bien cette fragilité qui est le seul gage de fiabilité de la parole, et demande qu’on place en elle notre confiance. Elle seule peut porter le poids de notre propre précarité.
Marie Fabre
D.R. Texte Marie Fabre
Blessure, amour, plainte : " Sans voix la nuit , elle écoutait. Rien. Le vent. La chute du vent sur la pierre en l'absence du vent. Comme accoutumé à l'obscurité ".
L'écriture, dont les traces manquantes préfigurent nos fragiles espaces, nos précaires moments.
Rédigé par : Mathilde | 24 mars 2010 à 11:48