Il y a cent huit ans, le
26 mars 1913, naissait à Chartres Jacqueline David, plus connue sous le nom de
Jacqueline de Romilly.
Image, G.AdC
Brillante helléniste, première femme professeur au Collège de France, élue à l’Académie française en 1988, Jacqueline de Romilly est l’auteure de nombreux ouvrages consacrés à la Grèce antique, notamment à Thucydide. Parmi les œuvres les plus connues, parues aux éditions Les Belles-Lettres : Thucydide (1953-1972), Thucydide et l’impérialisme athénien (1947), Histoire et raison chez Thucydide (1956), La Crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle (1958). Aux Presses Universitaires de France ont été publiés La Tragédie grecque (1970), Homère (1985), La Modernité d’Euripide (1986). En 1997, Jacqueline de Romilly a publié aux éditions de Fallois, Hector.
L’académicienne est décédée le 18 décembre 2010 à l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne-Billancourt.
Ci-dessous, un extrait d’Hector.
Chapitre II
UN HOMME PARMI LES SIENS :
LA DOUCEUR D’HECTOR
« Hector, whose patience, is as a virtue fix’d. »
Shakespeare, Troïlus and Cressida, Acte I, Scène 2
« Lui-même, il porterait votre âme à la douceur. »
Racine, Andromaque, Acte III, Scène 8
Cas absolument unique, Homère, au chant VI, nous offre l’image d’Hector s’entretenant successivement avec les trois femmes qui lui sont le plus proches — sa mère, sa belle-sœur Hélène et, pour couronner le tout, sa femme avec son enfant, encore tout petit.
Bien entendu, Achille a son ami Patrocle, mais qu’est-ce en regard de ce trio de femmes qui vibrent pour Hector d’angoisse et de tendresse. La présence d’un tel chant, avec ces trois rencontres, reste un des traits de génie d’Homère ; et la gradation entre elles n’est pas moins remarquable.
D’abord, dès qu’Hector entre dans la ville, on voit autour de lui les épouses et les filles des Troyens, qui viennent l’interroger sur leurs fils, leurs frères, leurs parents, leur époux : l’atmosphère est ainsi créée, on pénètre dans une ville assiégée et inquiète.
Hécube alors paraît, pleine de trouble et de pitié ; dans sa sollicitude maternelle, elle veut aller chercher un verre de vin, qu’il refuse : il transmet la demande suggérée par son frère, et, aussitôt, se retire.
Par hasard, je lisais hier soir une nouvelle de Dino Buzzati, où la mère, voyant son fils rentrer de la guerre, songe tout de suite au café et au vin. Signaux à travers des siècles. Juste le temps qu’ils soient aperçus, et les deux textes y gagnent une soudaine surcharge d’émotion.
Hector, alors, va-t-il chez lui, trouver Andromaque ? Pas encore ! Il va d’abord trouver son frère Pâris, pour le ramener au combat. Hélène est là, et lui parle ; elle lui dit son remords d’avoir été la cause de tant de souffrances, et son regret que Pâris ne soit pas plus ferme : « C’est toi surtout dont le cœur est assailli par le souci », dit-elle à Hector. Hector s’excuse et part : il veut voir — peut-être pour la dernière fois — Andromaque et son fils.
Et là, merveille de l’inspiration poétique : Andromaque n’y est pas ; les deux époux se sont manqués en se cherchant l’un l’autre ; elle est aux remparts, pour guetter les nouvelles.
Elle s’est hâtée ; lui se précipite ; ils se retrouvent.
Oublions Hélène un instant : obéissons à cet élan du texte, qui monte vers la rencontre finale. Après tout, la scène qui met en présence Hector et Andromaque, tant de tendresse au sein d’un tourbillon de violence, est un des hauts moments de l’histoire d’Hector et un des plus connus. Faute de pouvoir indéfiniment faire mourir Hector, des générations d’auteurs, en toutes langues, l’ont fait pleurer par Andromaque, qui, veuve, exilée, accablée, ne cesse de rappeler son souvenir. Un peu plus d’un siècle après Hector, la poétesse Sappho écrivait déjà un poème sur les noces d’Hector et d’Andromaque, dont on a retrouvé une partie sur papyrus — image de bonheur et de fête…
Tout cela est parti d’Homère, de cette scène qui se passe quelques années après les noces, mais bien avant l’exil : à la veille même de la mort.
Andromaque et Hector se retrouvent donc, après s’être en vain cherchés. Mais, par une inspiration remarquable, Homère a fait que, partie angoissée sur le rempart, elle n’est pas partie seule : son enfant est avec elle ; toute la scène va tirer son sens de sa présence. Et c’est par lui que tout commence.
Il n’est pas fréquent de trouver dans une épopée un tout jeune enfant : Hector a ce privilège de retrouver, ensemble, les deux êtres chers. Et alors, on attendrait, sans doute, des exclamations, des étreintes ; mais il y a plus d’intensité dans la réaction si sobre que décrit Homère : « Hector sourit, regardant son fils en silence. »
Dans l’agitation du moment, ce sourire ouvre un instant de tendresse et d’espérance. Et il n’a pas besoin d’être complété par des mots. Et comme je suis émue de voir que, voici trois siècles, ce connaisseur du cœur humain qu’était Racine a été frappé par la même admiration que moi ! En marge de son exemplaire d’Homère, il a noté : « Image admirable. Silence et sourire d’Hector. Larmes d’Andromaque. » La culture n’est-elle pas faite de ces rencontres et de ces signes, qui, grâce aux textes, s’échangent à travers les siècles et font se rejoindre les êtres autour des images simples et fortes ?
Et comment nier que la douceur du sourire d’Hector se trouve encore rehaussée par la crainte que ces retrouvailles ne préparent une séparation définitive ?
Le tragique prête à la scène un caractère poignant.
Jacqueline de Romilly, Hector, Éditions de Fallois, 1997, pp. 47-48-49.
Quelle belle rencontre que celle de Jacqueline de Romilly sur vos terres, chère Angèle.
Son œuvre plane au-dessus des remous éditoriaux, baignant dans la belle lumière de la culture grecque qui a façonné durablement sa pensée.
Ici, Hector, tout pétri de tendresse pour sa chère Andromaque (parfaite égalité de l'amour) et son petit Astyanax (miracle de tendresse), pour qui il ôtera l'armure qui l'a tant effrayé, et Hélène, mélancolique et digne qu'il respecte. Puis il y a sa ville et son fragile désir de la préserver de la guerre. Mais voilà la fatalité : les dieux s'en mêlent et la mort viendra avec la barbarie aveugle d'Achille. Le grand Homère signera là la première plaidoirie pour le respect des victimes de guerre, l'attitude des hommes envers leurs morts. Une belle leçon d'humanité donnée à l'aube de la culture grecque, un livre somptueux qu'elle évoque de sa langue faîtière pour faire passerelle entre deux ciels du temps. Aboutissement d'un long cheminement dans l'œuvre du grand poète.
Pour moi, la découverte éblouie et délicieuse de cette harmonie entre pensée, culture, mémoire mythique et écriture, presque un rite de passage entre des racines séparées.
Rédigé par : Christiane | 27 mars 2010 à 19:01
Merci, Christiane de ce témoignage empli d'humanité et de sagesse. Ce qui me vient à l'esprit en lisant ces emboîtements de textes (et à la lumière de ce que vous écrivez de l'Hector de Jacqueline de Romilly) , c'est l'image des « lucioles » sur lesquelles Georges Didi -Huberman fonde son étude dans l'ouvrage qu'il a intitulé Survivance des lucioles (Éditions de Minuit, 2009). Contrairement à Pier Paolo Pasolini, notamment, qui voyait avec l'avènement de l'ère Mussolinienne l'extinction des lucioles au profit d'une culture aveuglante fondée sur le vedettariat et le clinquant des valeurs éphémères, le philosophe et historien d'art Georges Didi-Huberman pense que les lucioles n'ont pas vraiment disparu de nos sphères. C'est que le philosophe est optimiste et affirme qu'il suffit parfois d'ouvrir les yeux pour apercevoir encore, au cœur même de l'éblouissement provoqué par les médias et les tapages de la culture de masse, les petites lumières magiques qui illuminaient les nuits d'autrefois. Il existe encore de minuscules lanternes qui brillent modestement, sans faire de bruit. Jacqueline de Romilly me semble être de ces lucioles-là, d'autant plus précieuses qu'elles sont silencieuses. Immense savoir de Jacqueline de Romilly. Un vrai savoir, devenu rare, un savoir des profondeurs, qui touche au plus profond de nos existences.
Rédigé par : Angele Paoli | 30 mars 2010 à 14:56