Ph., G.AdC
L’après-midi elle fait quelques pas dans la cour. Puis s’assoit à l’abri du volet, à mi-soleil. Elle dit : c’est mercredi aujourd’hui ? Les tilleuls sont en fleur. Ça sent !
Elle dit : y-a quelque chose dans le jardin ?
Elle dit : il fait bon. On aura une année à tomates.
Elle aime jardiner, et la cuisine pour de grandes tablées. La nappe blanche. Les verres à pied. Elle dit : on aura du monde.
Elle parle de Crest. Quand elle allait à l’école.
Elle a peur du noir. Elle dit : je voudrais y voir clair jusqu’à la fin. Pas devenir aveugle comme mon père. Je voudrais y voir pour me conduire. Aider à quelque chose. Pas rester sans rien faire. Elle dit : quand les autres ont tout ce travail.
Elle dit : le papa attachait les bœufs à l’écurie sans rien y voir. La maman avait peur. Moi petite fille aussi.
Elle dit : il aurait pu se faire écraser. Mais les bêtes ça connaît.
Elle dit : après goûter, on saignera le coq. Viens m’aider, demain on aura du monde.
Un bol de café au lait et un peu de beurre sur du pain.
Elle dit : mets du bois dans le feu.
Il fait bon. Mais tu as les doigts glacés. Il fait si froid dehors ? Il gèle ?
Elle dit : juste de la soupe et un peu de tomme. Je sais pas ce qu'il m’arrive.
Elle dit : un peu de vin dans mon eau. J’aime pas l’eau pure.
Elle dit : allume la couverture. Je veux me coucher.
Elle dit : mes jambes me portent plus. C’est la première fois.
Elle se pose la question. Du moment. Depuis dix ans, peut être, elle attend, le moment. Elle est surprise. Elle dit : je sais pas ce qui m’arrive.
Elle dit : mes jambes me portent plus.
Ça va être le moment ?
Pourtant elle s’étonne parfois d’être encore là.
Elle dit : qu’est-ce qu’on veut encore de moi ici ?
Elle a le sentiment d’avoir fait. Beaucoup.
Elle dit : j’ai plus de force.
Elle dit : on ne m’aurait pas oubliée là-haut ?
Elle prie. Elle dit : c’est tout ce que je peux.
Pour Roger
Pour Ginette
Pour Marc pour Ginette. Notre père qui es aux cieux Pour Nicole et sa famille, Notre Père. Pour Alain et sa famille, notre père. Pour Baby et sa famille, notre père... Pour Jérôme et ses sœurs, notre père, pour Véronique, pour Fabienne, chaque jour pour le bonheur et la paix de chacun. Notre père...
Le soir, la télé marche. Elle murmure dans sa tête, puis sa voix s’élève : Pour Tristan. Pour Julie. Pour Natacha. Pour Floriane. Pour Chloé. Pour Marjorie. Pour Robin. Pour Meddy. Pour Nathan. Pour Flavien. Pour Cassandre. Pour Yann. Pour Loïs. Pour Florian.
Elle dit : Notre père... sur la terre comme au ciel Notre père Donne-nous notre pain.
Elle dit qu’elle les aime, les enfants. Les tout-petits surtout.
Elle dit : c’est comme ça que je les aime comme ça, quand ils ont point de malice ! Elle les prend dans son tablier. Comme ça. Dans son tablier. Elle dit : c’est comme ça que je les aime.
Tout petits
Elle en a trois générations dans son tablier.
Elle dit : c’est comme ça que je les aime.
Die, le mercredi 20 janvier 2005
Élisabeth Chabuel
Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)
■ Élisabeth Chabuel sur Terres de femmes ▼ → Et ils sont (extrait) → Intime violence → Veilleur (lecture d'AP) → Je (extrait du Veilleur) → [on ne pense pas au présent] (extrait des Passagers) → 17 juillet 1944 | Élisabeth Chabuel, 7 44 |
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