Hamlet ne joue pas, ne sait pas jouer. L’acteur, lui, s’adapte à toutes situations, les dompte et domine, en ceci précisément qu’il ne s’identifie à aucune, assumant sans coup férir les rôles, quels qu’ils soient, parce qu’au sens fort du terme il « n’est pas », il fait semblant, rien de plus, il est par essence « au-dessus », celui qui tout survole, qui non seulement joue, mais GAGNE. Dans ce grand scénario qu’est littéralement « Hamlet », avec ses déchirures et son inachevé, incombe à chacun des protagonistes une tâche qu’il lui est impossible de refuser d’accomplir, car imposée de l’extérieur. C’est dans ce cadre tout à fait indépendant d’eux et qui les antécède que les héros agissent, cadre lequel définit une situation qui régit, du moins en surface, leurs relations, leur imposant de manière tantôt rigide, tantôt oblique, jusqu’aux paroles proférées et aux gestes accomplis... Le seul personnage que la situation ne définit peut-être pas complètement, c’est justement Hamlet. Son caractère ambigu vient très exactement de cette impossibilité d’accepter pour lui autre chose que le rôle qui lui est dévolu, mais auquel il est par ailleurs extérieur et qu’il dépasse, son acceptation étant constamment contrebalancée par la révolte contre les contraintes qui lui sont dictées et dont il ne veut pas, alors qu’elles lui sont consubstantielles et le définissent. Ce n’est que dans la sphère de l’acte que Hamlet arrive à s’accepter, ce n’est que dans ce qu’il lui faut « faire » (et non pas dans ce qu’il « pense ») qu’il croit du moins pouvoir s’engager. Jusqu’au bout du bout, Hamlet défend bec et ongles ce qu’on peut appeler sa « marge », l’insoutenable tension tout comme son échec final n’étant que l’expression de son absolu refus d’admettre que les raisons puissent être à sens unique... Pour faire pièce au Réel, pouvoir guérir de ses morsures ou, à tout le moins, atténuer leurs effets, se donnant ainsi une chance d’affronter ce qui en lui irrémédiablement altère et corrompt, il n’y a que deux potions qui s’offrent à nous, humains, l’irréalité et la non-adhérence. L’irréel, c’est tout autre chose que le faux – où l’écart par rapport à la réalité est en quelque sorte involontaire -, ou alors le mensonger, qui en est le pendant délibéré. Dans l’un de ses contes, Borges, évoquant le sort des protagonistes, parle de ces « choses qui auraient pu être autres », variantes possibles et interchangeables de ce grand scénario qu’est le Réel, apaisant et subvertissant ce qu’il peut y avoir en lui de terriblement univoque... La non-adhérence est très exactement une attitude d’« acteur » où, tout en assumant pleinement les rôles qu’on nous impose ou que nous sommes amenés à nous choisir, nous ne nous y identifions que dans les actions qu’ils impliquent et leurs conséquences, apparentes ou non, tout en les dépassant, en « faisant semblant » pour que l’illusion soit parfaite sans qu’elle nous enferme ou contraigne jusqu’au bout, tant nous nous éprouvons, parfois jusqu’à l’extase ou la lie, « autres » que le masque que chaque rôle nous fait porter... La folie d’Hamlet – dont il n’est pas aisé de savoir s’il convient ou non de l’affubler de guillemets, tant elle est à la fois maladie, fuite, ruse et arme – c’est, encore une fois, l’impossibilité de faire pleinement appel à cette pharmacopée peut-être nécessaire, mais quelque part aussi maligne et vénéneuse que la pointe empoisonnée de l’épée qui finit par l’affranchir de toute quête à venir... L’on a toujours le choix – et le nôtre est autre –, mais nous nous savons pourtant comme lui inguérissables, ontologiquement et irrémédiablement inguérissables... André Rougier D.R. Texte André Rougier |
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Texte d'une densité prodigieuse, l'irréalité, la non-adhérence, la folie... toute cette solitude, incompris que nous sommes, n'est-ce pas nous qui l'appelons de nos voeux ?
Rédigé par : Sylvie S | 23 février 2010 à 13:24