Lucas Cranach l'Aîné
Salomé, vers 1530
Huile sur panneau de bois, 87 x 58 cm
Museum of Fine Arts, Budapest
SALOMÉ
J’ai eu entre les mains plusieurs photos de tante Lise dans le rôle de la Salomé de Richard Strauss. J'étais totalement bouleversé au spectacle de sa forte poitrine retenue par deux plaques de métal ouvragé, sur sa chair nue ou sur un maillot rose et il me semblait respirer son odeur.
Ce drame qui se déroule tout entier sur la terrasse du tétrarque Hérode, au bord de la mer Morte encore tout imprégnée de la pluie de soufre et de feu qui anéantit Sodome et Gomorrhe, villes marquées par le courroux de Dieu, m'a toujours donné, aussi bien par la musique de Strauss que par le texte d'Oscar Wilde, une impression de cauchemar, d'érotisme angoissant. Le tétrarque peureux qui redoute les mauvais présages (« Ha ! J'ai glissé dans le sang ! ») et cherche la débauche comme un refuge, d'autre part Salomé écrasée
― par ordre du tétrarque doublement incestueux
― sous des boucliers (après avoir joué avec une tête que, sur sa demande, le tétrarque a fait couper) sont des éléments tout à fait hallucinants. Je me suis souvent identifié plus ou moins à ce tétrarque lâche et cruel qui se roule ivre aux pieds de Salomé.
Enfant, j'ai vu la Salomé de Strauss deux fois, à l'Opéra. La première fois, avec la cantatrice italienne Gemma Bellincioni, qui en dégageait assez bien le côté morbide ; la seconde fois avec le soprano écossais Mary G...*, alors très belle fille. À diverses reprises, je stimulai mon imagination à l'aide d'une photographie de la prestigieuse Écossaise, où elle était représentée en une longue tunique pailletée lui moulant tout le corps, y compris le mont de Vénus, et lui laissant un bras, une épaule et une aisselle entièrement dénudée.
Plus récemment, j'ai vu la Salomé de Wilde chez Georges Pitoëff, qui jouait lui-même le rôle d'Hérode, ayant pour partenaire sa femme en Salomé. C'était vers la fin d'une liaison dont je parlerai plus loin, et j'éprouvais une terrible tristesse à voir cette pièce en compagnie d'une amie que déjà je n'aimais plus. Au cours de cette même liaison, et peut-être vers la même époque, sentant mon amour diminuer et voulant m'en punir, je m'étais mis nu dans ma salle de bains et m'étais griffé le corps entier à coups de ciseaux, avec une sorte d'enragée et voluptueuse application.
Enfin, le 17 décembre 1934 au soir, j'ai revu Salomé à l'Opéra, où il y avait bien longtemps que je n'étais pas allé. Une cantatrice anglaise ** incarnait la fillette vicieuse, un ténor wagnérien à vastes ventre et pectoraux chantait le rôle d'Hérode, un baryton australien à mine d'Hercule de foire celui du squelettique Yokanaan. Je ne me rappelais tout de même pas que l'orchestre de Strauss fût si extraordinairement et constamment véhément. L'Anglaise chantait assez bien mais manquait de plastique, d'ailleurs trop habillée, trop caparaçonnée d'étoffes raidies et lourdes ; ses contorsions n'avaient rien d'excitant ; en fait de dévêtement en progression savante, sa danse des sept voiles était une escroquerie. Ainsi qu'il est de règle à l'Opéra, les acteurs paraissaient minuscules (coincés entre la scène immense d'où souffle un vent glacé et la fosse orchestrale bouillonnante de plastrons blanchâtres et de chefs chenus) et l'on ne comprenait autant dire rien de ce qu'ils prononçaient. Mais la frénésie du tétrarque (un peu grotesque au demeurant, outrée et conventionnelle, dans le style mélodrame) situait l'œuvre sur ce qui reste, pour moi, son juste plan : l'histoire d'un monarque érotomane et obsédé, qui voit la mort partout et se convulse devant la Femme, tremblant aux paroles du prophète qui clame du fond de son puits comme une voix montant, en dehors de l'espace et des siècles, de la noirceur de l'utérus ; quand il voit à la fin que la marche du monde, décidément, lui échappe, il ordonne le meurtre de la femme, en trépignant comme un enfant que ses jouets ne veulent pas écouter.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce drame, et sur Salomé elle-même, fille implacable et châtreuse (puisqu'elle fait trancher la tête du prophète bien qu'elle l'aime, et qu'un autre homme, presque dès le début, s'est ouvert le ventre pour elle), châtiée finalement par Hérode, père incestueux et terrifié. Du lever au baisser du rideau, tout se meut sur le mode orageux du sacré, sans relâche, parmi les relents de bazar mêlés au ferraillement d'automates à quelques sous.
Michel Leiris, L'Âge d'homme, Éditions Gallimard, 1939 ; Collection folio, 1973, pp. 93-94-95-96.
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Note d’AP :
* Mary Garden
** Très probablement Marjorie Lawrence, mais celle-ci n'est pas anglaise, mais australienne.

Sur la première de couverture :
Lucas Cranach l'Aîné,
Judith et Holopherne, apr. 1537
Huile sur panneau de bois, 75,2 x 51 cm
Vienne, Kunsthistorisches Museum
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Salomé... Il est une légende en Haute-Garonne, près de Saint-Bertrand-de-Comminges. On dit que Salomé y mourut en passant sur un lac gelé, celui de Barbazan, que la glace se brisa, qu'elle s'y noya et que la glace se reforma autour de son cou...
Salomé... celle qui n'a pas de nom, l'enfant induite par une mère incestueuse, devenant la femme érotique aux sept voiles. Danse lascive qui révèle tout en cachant, jeu de masques envoûtant. Beauté maudite, étrange douceur, grâce ondulante. Instrument de la mort, danse d'Eros et de Thanatos. Echange de sang. Ange ou démon, femme incompréhensible et secrète, étrangère, éternel féminin inaccessible.
J'aime ce mythe qui lie poètes, peintres et musiciens, surtout l'écriture d'Oscar Wilde : sa Salomé lunaire, ce "battement des ailes de l'ange de la mort"...
Rédigé par : Christiane | 18 décembre 2009 à 11:53
Et derrière Salomé, la petite danseuse dont s'est épris Hérode, il y a sa mère, Hérodiade, qui, elle, s'est éprise de Joakanan, Jean-le-Baptiste, qui gît au fond de sa geôle. C'est par vengeance et dépit amoureux qu'Hérodiade souffle à Salomé de demander la tête du prophète. Quant à Hérode, il est pris à son propre piège. Il ne peut que céder à la petite Salomé. Mais il en est malade car il est fort probable qu'il soit, lui aussi, amoureux de Jean.
Il se tisse, à partir des trois versets de la Bible, un réseau très complexe de relations entre l'homme et le sacré, les aspirations charnelles, sensuelles et les aspirations divines. Salomé ("Shalom" en hébreu signifie la "paix") est un mythe des profondeurs qui noue ses ramifications dans notre inconscient collectif et rejoint les figures archétypales dont nous sommes façonnés.
Ce que Leiris nomme le "sacré".
Rédigé par : Angèle Paoli | 18 décembre 2009 à 19:01