Écrivain de très grand talent et érudit, Anatole France, pseudonyme d'Anatole-François Thibault (1844-1924), est l'auteur d'une œuvre en prose de première importance, aujourd'hui méconnue et injustement oubliée. Pourtant récompensée par le Prix Nobel le 10 décembre 1921. En 1896, Anatole France ― qui, à l’instigation de Marcel Proust, s'est engagé aux côtés de Zola dans la défense de Dreyfus ― rédige la préface de l'ouvrage Les Plaisirs et les Jours, publié chez Calmann-Lévy. Le premier livre de Marcel Proust, avec des illustrations de Madeleine Lemaire (dont Alexandre Dumas fils disait : « C’est elle qui a créé le plus de roses après Dieu ») et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn. |
Pourquoi m'a-t-il demandé d'offrir son livre aux esprits curieux ? Et pourquoi lui ai-je promis de prendre ce soin fort agréable, mais bien inutile ? Son livre est comme un jeune visage plein de charme rare et de grâce fine. Il se recommande tout seul, parle de lui-même et s'offre malgré lui. Sans doute il est jeune. Il est jeune de la jeunesse de l'auteur. Mais il est vieux de la vieillesse du monde. C'est le printemps des feuilles sur les rameaux antiques, dans la forêt séculaire. On dirait que les pousses nouvelles sont attristées du passé profond des bois et portent le deuil de tant de printemps morts. Le grand Hésiode a dit aux chevriers de l'Hélicon les Travaux et les Jours. Il est plus mélancolique de dire à nos mondains et à nos mondaines les Plaisirs et les Jours, si, comme le prétend cet homme d'État anglais, la vie serait supportable sans les plaisirs. Aussi le livre de notre jeune ami a-t-il des sourires lassés, des attitudes de fatigue qui ne sont ni sans beauté, ni sans noblesse. Sa tristesse même, on la trouvera plaisante et bien variée, conduite comme elle est et soutenue par un merveilleux esprit d'observation, par une intelligence souple, pénétrante et vraiment subtile. Ce calendrier des Plaisirs et des Jours marque et les heures de la nature par d'harmonieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures humaines par des portraits fidèles et des peintures de genre, d'un fini merveilleux. Marcel Proust se plaît également à décrire la splendeur désolée du soleil couchant et les vanités agitées d'une âme snob. Il excelle à conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, qui égalent pour le moins en cruauté celles que la nature nous accorde avec une prodigalité maternelle. J'avoue que ces souffrances inventées, ces douleurs trouvées par un génie humain, ces douleurs d'art me semblent infiniment intéressantes et précieuses, et je sais gré à Marcel Proust d'en avoir étudié et décrit quelques exemplaires choisis. Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude, parmi les orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur étrange et maladive beauté. Soudain, dans l'air lourd et délicieux, passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur allemand, traverse le corps. D'un trait le poète a pénétré la pensée secrète, le désir inavoué. C'est sa manière et son art. Il y montre une sûreté qui surprend en un si jeune archer. Il n'est pas du tout innocent. Mais il est si sincère et si vrai qu'il en devient naïf et plaît ainsi. Il y a en lui du Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu. Heureux livre que le sien ! Il ira par la ville tout orné, tout parfumé des fleurs dont Madeleine Lemaire l'a jonché de cette main divine qui répand les roses avec leur rosée. |
Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1924, pp. 7-8. En 1894, Anatole France déjà reconnu pour son œuvre abondante ― Le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut (1881), La Rôtisserie de la reine Pédauque (1893), Les Opinions de Jérôme Coignard (1893), Le Livre de mon ami (1885), Thaïs (1894) ―, publie chez Calmann-Lévy Le Lys rouge, transposition de la relation amoureuse tourmentée qu'Anatole France entretint avec Mme de Caillavet. |
Elle donna un coup d’œil aux fauteuils assemblés devant la cheminée, à la table à thé, qui brillait dans l'ombre, et aux grandes gerbes pâles des fleurs, montant au-dessus des vases de Chine. Elle enfonça la main dans les branches fleuries des obiers pour faire jouer leurs boules argentées. Tout à coup, elle se regarda de loin dans une glace avec une attention sérieuse. La taille cambrée, la joue sur l'épaule, elle suivait de l'œil les ondulations de sa forme longue dans le fourreau de satin noir autour duquel flottait une tunique légère, semée de perles où tremblaient des feux sombres. Puis elle s'approcha de la glace, curieuse de connaître son visage de ce jour-là. L'image lui renvoya un regard tranquille, comme si cette aimable femme, qu'elle examinait et qui ne lui déplaisait pas, vivait sans joie aiguë et sans tristesse profonde. Aux murs du grand salon vide, les figures des tapisseries, vagues comme des ombres, pâlissaient parmi leurs jeux antiques, en leurs grâces mourantes. Comme elles, les statuettes de terre cuite élevées sur des colonnettes, les groupes de vieux saxe et les peintures de Sèvres, étagés dans les vitrines, disaient des choses passées. Sur un socle garni de bronzes précieux, le buste de marbre de quelque princesse royale, déguisée en Diane, le visage chiffonné, la poitrine audacieuse, s'échappait de sa draperie tourmentée, tandis qu'au plafond une Nuit, poudrée comme une marquise et environnée d'Amours, semait des fleurs. Tout sommeillait et l'on n'entendait que le pétillement du feu et le bruissement léger des perles dans la gaze. S'étant détournée de la glace, elle alla soulever le coin d'un rideau et vit par la fenêtre, à travers les arbres noirs du quai, sous un jour blême, la Seine traîner ses moires jaunes. L'ennui du ciel et de l'eau se réfléchissait dans ses prunelles d'un gris fin. Le bateau passa, l'Hirondelle, débouchant d'une arche du pont de l'Alma et portant d'humbles voyageurs vers Grenelle et Billancourt. Elle le suivit du regard tandis qu'il dérivait dans le courant fangeux, puis elle laissa retomber le rideau et, s'étant assise à son coin accoutumé du canapé, sous les buissons de fleurs, elle prit un livre jeté sur la table, à portée de sa main. Sur la couverture de toile paille brillait ce titre en or : Yseult la Blonde, par Vivian Bell. C'était un recueil de vers français composés par une Anglaise et imprimés à Londres. Elle l'ouvrit et lut au hasard : Quand la cloche, faisant comme qui chante et prie, Dit dans le ciel ému : « Je vous salue, Marie », La vierge, en visitant les pommiers du verger, Frissonne d'avoir vu venir le messager Qui lui présente un lys rouge et tel qu'on désire Mourir de son parfum sitôt qu'on le respire. La vierge au jardin clos, dans la douceur du soir, Sent l'âme lui monter aux lèvres, et croit voir Couler sa vie ainsi qu'un ruisseau qui s'épanche En limpide filet de sa poitrine blanche. Elle lisait, indifférente, distraite, attendant ses visites et songeant moins à la poésie qu'à la poétesse, cette miss Bell qui était peut-être son amie la plus agréable et qu'elle ne voyait presque jamais, qui, à chacune de leurs rencontres si rares, l'embrassait en l'appelant darling, lui donnait brusquement du bec sur la joue, et gazouillait ; qui, laide et séduisante, presque un peu ridicule et tout à fait exquise, vivait à Fiesole, en esthète et en philosophe, cependant que l'Angleterre la célébrait comme sa poétesse la plus aimée. Ainsi que Vernon Lee et que Mary Robinson, elle s'était éprise de la vie et de l'art toscans ; et, sans même achever son Tristan, dont la première partie avait inspiré à Burne-Jones de rêveuses aquarelles, elle faisait des vers provençaux et des vers français sur des pensées italiennes. Elle avait envoyé son Yseult la Blonde à darling avec une lettre pour l'inviter à passer un mois chez elle à Fiesole. Elle avait écrit : « Venez, vous verrez les plus belles choses du monde et vous les embellirez. » Anatole France, Le Lys rouge, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1987, pp. 331-332-333. Édition établie, présentée et annotée par Marie-Claire Bancquart. |
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Adorable Anatole France, sceptique pétri de désirs amoureux et utopiques...
Rédigé par : Claire Soullier | 11 décembre 2009 à 16:33