Wahiba Khiari, Nos Silences
Editions Elyzad, Tunis, 2009.
Source
LES MISÉRABLES
« Mon écriture contre son drame, mes jours contre ses nuits. Je lui cède les mots pour libérer sa vie. Je lui donne la parole pour rompre mes silences. »
C'est de cet échange silencieux entre deux femmes – vie contre drame ; mots contre silences – que naît et se tisse le texte à deux voix de Wahiba Khiari, Nos Silences. Silences de la narratrice, silences de la sœur disparue, et derrière ces silences, tous les autres, ceux des jeunes filles dont la vie a basculé, un jour, dans l'horreur. Deux histoires se côtoient, s'accompagnent, qui se font écho dans l'alternance des voix.
Deux voix, deux formes d'écriture et le choix de l'italique pour laisser à l'autre la place de ses mots, de sa souffrance, de sa presque mort. De son cri. La parole de l'une, l'aveu de sa vie appelle l'autre en contrepoint. À la vie de la narratrice, qui a choisi de fuir l'Algérie pour pouvoir vivre et aimer, s'oppose la vie de celle qui a tout perdu en un instant. Enlevée une nuit sous les regards effarés des siens, la sœur disparue ne cesse de hanter la mémoire de la narratrice. Mais sous sa voix surgit la voix d'autres femmes ayant subi le même sort. Enlevées, séquestrées, violées, mises enceintes par leurs tortionnaires, c'est cela qui attend chacune d'elles. C'est cette horreur-là, insoutenable, terrifiante, monstrueuse, que la narratrice a décidé un jour de fuir. Mais la fuite n'efface ni la douleur ni le sentiment d'échec lié à l'impuissance. Et la douleur a été inoculée dans la chair de celle qui a déserté son pays déchiré par l'horreur.
Écrire, alors. Laisser les mots rendre leur tranchant aux déflagrations qui secouent les vies de l'Algérie des années 1990. Car « écrire c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit ». Cet exergue emprunté à Marguerite Duras rend compte du travail de Wahiba Khiari dont les éclats de vie qui composent Nos Silences retracent les tortures auxquelles les femmes ont été soumises dans ces années d'obscurantisme et de violences. Les voix en écho se prolongent, s'inversent, se relaient. Voix-refuge dont les vies s'entremêlent, fils de trame et fils de chaîne, habilement menés au bout du chemin. Voix émaillées de silences, pareilles à ces toiles ancestrales que la mère silencieuse tisse, cachée derrière sa seddaya. Silences nécessaires pour embaumer les angoisses et conjurer le malheur.
Mais la composition douloureuse de Nos Silences se heurte à l'impossibilité de dire l'horreur de la réalité, à l'impossibilité d'accéder au pardon, à l'impossibilité de rendre la mémoire à l'oubli. Reste la révolte qui se dit dans un cri : « Les Misérables ! »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Les mots mettent toujours du temps à sortir lorsque le souvenir est douloureux ou pire insupportable.
En lisant cet excellent article, j'ai pensé à une vidéo qu'un ami m'a envoyée : la lapidation d'une jeune Algérienne. L'horreur !...
Je ne peux pas la transmettre à mon tour car je ne veux pas imposer ces images à d'autres... Impossibilité de dire l'horreur de la réalité, impossibilité de la montrer. Combien y-a-t-il de silences lourds à porter pour ces femmes martyrisées ? Le pardon a-t-il un sens lorsque l'on est victime de la barbarie ? La révolte a-t-elle un sens si elle reste silencieuse ?... Qui peut entendre le silence en dehors des poètes et des musiciens ?
Redonner la mémoire à l'oubli ? C'est un devoir que chacun devrait porter et transmettre... Wahiba Kiari le fait avec pudeur.
Amicizia
jpC
Rédigé par : Jean-Paul Ceccaldi | 28 novembre 2009 à 20:59
Comment se procurer ce texte?
SD
Rédigé par : sylvie durbec | 29 novembre 2009 à 09:30
=> Sylvie
- soit sur les sites traditionnels de ventes de livres en ligne ;
- soit en librairie (Goulard et Vents du Sud à Aix-en-Provence ; Maupetit et Regards à Marseille ; Sauramps et le Grain des mots à Montpellier, ...)
YT
Rédigé par : Webmestre de TdF | 29 novembre 2009 à 09:55
des voix de femmes qui, même dans le silence, hurlent à nos oreilles jusqu'à l'insupportable !
merci pour votre passage chez moi et aussi pour cette nouvelle découverte..
Babel
Rédigé par : Babel | 29 novembre 2009 à 20:10
Merci pour ton passage sur mes terres, cher Jean-Paul. Je suis très émue de ton témoignage. Peut-être ce récit va-t-il susciter des réactions qui iront dans le sens de la révolte contre le silence imposé par la violence.
Cù l'amicizia
Anghjula
Rédigé par : Angèle Paoli | 01 décembre 2009 à 19:02
A chaque génération cette dépossession de soi, jusqu'au crime et la négation de l'être dans les rouages de la misogynie ordinaire et dominatrice. La bête immonde est toujours tapie quelque part et nous devons la combattre avec l'intelligence et le courage de dénoncer là où c'est possible. Le pardon c'est autre chose. C'est intime et ne peut être prescrit de l'extérieur. Il faut aider à la reconstruction des êtres personnellement mutilés dans leur chair et leur pensée. Cela signifie une solidarité continue et l'absence totale de complaisance. Un viol ne s'efface pas.
Rédigé par : Mth P | 04 décembre 2009 à 08:19
Un viol ne s'efface pas. Tous les récits que je lis en ce moment en témoignent. Le pardon dont il est question ici est une interrogation de la narratrice sur elle-même, puisqu'elle a fui son pays et abandonné, en quelque sorte, les absents à leurs bourreaux. Comment vivre avec cette blessure-là au creux du corps ?
Rédigé par : Angèle Paoli | 07 décembre 2009 à 17:22
Le Prix Senghor 2010 a été attribué ex aequo à Ici-bas de Bruno Nassim Aboudrar (éditions Gallimard) et à Nos Silences de Wahiba Khiari (éditions Elyzad).
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 15 octobre 2010 à 19:13
C'est un livre d'une force inouïe, que je viens de lire dans la plus grande sidération.
Et je pense à ces choses que seules des femmes peuvent dire :
P. 70
"Elles avaient un secret qu'elles ne disaient
à personne, les quatre sœurs complaisantes.
Elles portaient sur leur corps la même
marque de naissance, une "envie" enfouie
au même endroit, et dans le cœur une
peur latente qui se réveillait les veilles de
mariage. Elles parlaient de leurs "envies"
comme d'une anomalie génétique, un
défaut héréditaire. Elles en avaient presque
honte."
et p. 76, parlant du placenta :
"(...) Chez nous, on l'appelle aussi
'khouatates', les sœurs. Pourquoi ce féminin
pluriel ? Je ne sais pas."
Ce cri qui recouvre tout, ce cri qui remplace tous les mots, ce cri " Les Misérables ! ", est terrible.
Rédigé par : Michèle (Pambrun) | 07 août 2011 à 00:04