24.
Elle s’est endormie devant la cheminée. La bûche crépite d’un feu intime. Crépitement régulier, parfois plus assourdi, qui lui murmure dans son demi-sommeil que la flamme baisse, prête bientôt à s’éteindre. Elle sent le froid qui la gagne, un froid qui s’infiltre par le dos. Elle se secoue sans se réveiller. Elle éprouve le même cheminement du froid que celui de l’autre nuit, quand elle s’était couchée dans la mezzanine du four, enroulée dans les draps de bain de coton, le béret parisien tiré bien au-delà des oreilles. Elle se dit, dans sa tête endolorie, qu’elle ne tiendra pas. Qu’il est impossible qu’elle fasse sa nuit sous la pierre sèche du four. Le froid dur et humide pénètre jusqu’aux os et prend la chair à rebours. Elle sait que la température va encore chuter au cours des heures. Jusqu’au petit matin. Elle est recluse là-haut, sans torche, avec ce glacé qui l’immobilise par à-coups, congestionne ses muscles. Elle sent la dureté du ciel au-dessus d’elle et la proximité sans faille des étoiles. Instinctivement, elle se recroqueville un peu plus sur le matelas bain de soleil bouffi d’humidité, qui lui sert de litière. Elle sent pourtant, dans cet inconfort et cette réclusion glacée où elle tente vaillamment de s’endormir, quelque chose d’exaltant. Peut-être le désir inconscient de se mettre à l’épreuve, de se dépasser elle-même dans l’épreuve qu’elle s’est infligée. Un moment plus tôt, elle était assise sur le muret de la treille, éblouie par la pleine lune. Toutes les portes étaient fermées et la grande maison endormie. Paisible, insouciante de sa situation. Cela avait duré pas mal de temps et ce n’est que tard dans la nuit, qu’elle avait flanché. Autant en raison du froid qui la paralysait maintenant qu’en raison du chagrin qu’elle éprouvait à le voir errer autour de la maison. Elle était sortie par le finestrinu, se tortillant pour parvenir à s’extirper. Il avait refermé sur elle les volets et ensemble, silencieux, ils avaient regagné le lit conjugal. Il lui avait fallu du temps pour se réchauffer et chasser le froid qu’elle avait emmagasiné sous les pierres.
Devant le feu, c’est le même froid insidieux qui la saisit droit dans le dos. Un vrai coup de poignard. Des phrases montent en elle. Des mots surgissent, venus du fond de sa mémoire. « Sa mère, bredouillis d’atomes explosés ». Elle ne s’arrête pas sur les choses. Elles vont leur chemin fluide sans qu’elle puisse les retenir. Sa maison d’alors lui manque, celle qu’elle a quittée pour toujours, après plus de vingt-cinq ans de présence dans ses murs. Elle ne parvient pas à imaginer que d’autres l’habitent. D’autres corps, d’autres présences, un couple et deux enfants, paraît-il. Elle, elle n’y remettra plus les pieds. Elle ne poussera plus jamais la porte tant de fois ouverte fermée, sur elle, sur sa vie. Elle est partie sans dire adieu. Elle se dit que tous ceux qu’elle connaissait et qu’elle ne reverra plus sont comme morts. Ils gisent dans les strates plus ou moins sombres de son cimetière intérieur. Bientôt elle ne pourra plus leur rendre leur visage. Ils n’existent que tant qu’elle garde d’eux un pan de souvenir. En y réfléchissant, elle se dit qu’il en est de même pour elle. Qu’elle n’est plus qu’un petit cadavre mou dans la mémoire des autres. Mais ne l’était-elle pas déjà depuis longtemps ?
Elle aimait le jardin de juin, ses pavots et ses iris, ses araignées, ses escargots, les fenêtres mansardées qui donnaient sur les toits et les feuillages des grands arbres. Il n’est pas certain qu’elle n’ait pas au fond d’elle-même le regret de cet univers familier, riche de sensations et de lumières. Le nez collé à la vitre, le regard perdu par-delà les toits, l’oreille au téléphone, elle passe des heures à dialoguer avec elle. Longues discussions attendues dans l’angoisse et dans le désir de la voix de l’autre. Ce temps aussi est loin. Elle est pourtant sûre qu’il a existé, elle ne peut l’avoir rêvé. Elle somnole, portée entre deux eaux par le crépitement du feu qui feule devant elle et le froid qui la pince par vagues brèves et par secousses. Elle s’égare dans le livre qu’elle est en train de lire. Il l’irrite et l’ennuie. Elle se secoue puis se rendort. Peut-être se produira-t-il quelque chose, enfin ! Les images défilent dans son sommeil, qu’elle ne parvient pas à retenir. Fugitives, elles s’abîment dans le tréfonds de son inconscient d’où un instant plus tôt elles avaient surgi. Visages familiers, silencieux, qui se rappellent modestement, timidement à sa mémoire sans laisser de trace. Théâtre d’ombres qui s’effacent et reviendront la visiter comme bon leur semble. Au gré de leurs fantaisies. Puis s’évanouissent et s’enfoncent dans les brumes vertigineuses du sommeil.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli