Le
7 octobre 1993, la romancière
Toni Morrison est récompensée pour l’ensemble de son œuvre par le prix Nobel de Littérature.

D.R. Photo Stephen Chernin/Reuters
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De son vrai nom Chloe Anthony Wofford, Toni Morrison est née le 18 février 1931 à Lorain, dans l’Ohio (États-Unis). Professeure de littérature et éditrice américaine, Toni Morrison est une romancière engagée dans l’histoire des noirs et de l’esclavage. Récompensée en 1988 par le Prix Pulitzer pour son roman Beloved, Toni Morrison est la première femme noire et la seule afro-américaine à recevoir la distinction du Nobel pour l’ensemble de son œuvre.
Publié en 1981, Tar Baby, son quatrième roman, se déroule dans l’Isle des Chevaliers, une petite île des Antilles françaises.

Aquatinte numérique, G.AdC
EXTRAIT DE TAR BABY
Les abeilles n’ont pas de dard sur l’Isle des Chevaliers, ni de miel. Elles sont grasses et paresseuses, ne sont curieuses de rien. Surtout à midi. À midi, les perroquets dorment, et les crotales se laissent glisser au bas des arbres vers les sous-bois plus frais. À midi, l’eau laissée dans la bouche des orchidées par la pluie du petit déjeuner est chaude. Les enfants y enfoncent les doigts et crient comme s’ils se brûlaient. En ville, les gens se tiennent à l’intérieur parce que le ciel pèse trop lourd à midi. Ils attendent de manger des nourritures chaudes relevées de beaucoup de piment pour que le jour paraisse plus frais par contraste. Ils boivent des boissons sucrées et avalent du café amer pour se distraire les entrailles de la chaleur et du poids du ciel. Mais les auvents de la maison de l’Isle des Chevaliers étaient profonds, les voiles des fenêtres légers, et tamisant un peu la lumière. De sorte que le ciel n’obligeait pas les occupants à se distraire. Ils étaient libres de se concentrer sur l’un ou l’autre de leurs problèmes personnels, au choix : ceux qui étaient empaquetés et rangés bien haut dans les rayonnages ― de ceux qu’ils avaient toujours l’intention de descendre de là et d’ouvrir un de ces jours― ou ceux qu’ils caressaient à toute heure. Exactement comme sur les plages, dans les maisons de vacances, les villes d’eaux, les touristes du monde entier reposaient sous la brise derrière leurs lunettes de soleil réfléchissantes, à se poser des questions et à ruminer. Ainsi ruminaient les habitants de l’Arbe de la Croix ce midi-là, le lendemain du jour où un homme à la chevelure animée était resté à dîner. Extérieurement, rien ne semblait avoir changé. Seuls les papillons Empereur paraissaient agités par quelque chose. Pareils battements d’ailes si vigoureux, par la chaleur ardente, n’étaient pas dans leurs habitudes. Ils voltigeaient près des fenêtres des chambres à coucher, mais les volets étaient restés clos toute la matinée et aucun d’eux ne pouvait voir quoi que ce soit. Ils savaient pourtant que la femme était derrière. Que ses yeux bleu-si-c’est-un-garçon étaient bordés de rouge par la nostalgie d’une caravane adoucie de clématites et de sa maman Leonora, que chaque jour voyait à la table de communion ; Leonora qui se couvrait la tête pour la messe d’une dentelle plus ancienne que le Maine lui-même ; qui, à l’âge de soixante ans, remisa définitivement ses bas pour ne plus porter que des chaussettes blanches avec ses richelieux à talon cubain. De mignonnes, charmantes chaussettes d’où sortaient des jambes solides, massives, qui ne s’étaient jamais croisées au genou.
Je suis revenue au point de départ, m’man, pensa Margaret. Maintenant que la pluie matinale avait cessé et qu’une lumière purifiée filtrait à travers les volets, elle était stupéfaite de découvrir combien cela ressemblait à la caravane. Au point de départ, se dit-elle, je suis revenue au point de départ. La caravane était comme cette chambre. Toute économie et lignes parallèles. Toute rangements secrets et surfaces dépouillées. L’idée que South Suzanne se faisait du luxe, dans ce temps-là, ressemblait aux maisons bourrées d’antiquités des vieilles familles de Bangor : anciens flacons à bleu pour le linge, moulures blanches, papier peint jaune pâle et chaises de style fédéral tapissées de neuf. Mais Margaret adorait la caravane plus que tout, et lorsqu’elle épousa un non-catholique en dépit des objections de ses parents, et partit pour Philadelphie, il lui fallut des années pour se débarrasser du contrecoup et maintenant que la chose était accomplie, il avait quitté la ville pour la fourrer dans cette chambre qui était « sculptée », disait-il, et non pas décorée, et qui malgré tous ses Mies Van der Rohe et Max quelque chose, lui rappelait la caravane de South Suzanne, où elle avait fait l’envie de ses camarades pendant les douze premières années de sa vie, et atteint ses quatorze ans avant de découvrir qu’à South Suzanne, tout le monde n’avait pas partagé cette en vie. Ne trouvait pas les petites toilettes mignonnes, ni la façon dont les tables se repliaient et les lits se transformaient en sofas vraiment géniale, comme d’avoir une maison de poupée bien à soi pour y vivre. et quand elle comprit vraiment que la plupart des gens pensaient que vivre dans une caravane était ringard, elle aurait pu en perdre le goût de vivre, si ce n’est qu’elle s’aperçut au même moment que tout South était confondu devant sa stupéfiante beauté. Elle accepta, en fin de compte, l’évaluation des gens, mais cela n’arrangea rien parce que cela signifiait qu’elle devait être extraordinairement gentille envers les autres filles pour éviter qu’elles ne lui en veuillent. Cela signifiait aussi voir les professeurs se troubler en sa présence (les hommes de jubilation, les femmes de défiance) ; rembarrer les cousins en voiture ; le dentiste, dans le fauteuil de son cabinet, et se sentir prête à se confondre en excuses devant toute femme de plus de trente ans. Dans son for intérieur, elle ne tirait ni vanité ni plaisir de cette beauté, et avant d’avoir appris à s’en servir correctement, elle rencontra un homme plus âgé, qui n’était jamais troublé en sa présence. Elle s’en rendit compte parce que la première chose, ou presque, qu’il lui dit, fut : « Vous êtes vraiment belle », comme si cela avait pu être aussi toc qu’une décoration de char pour le carnaval, mais ne l’était pas. Elle sourit, parce qu’il semblait surpris. « Cela suffit-il ? » demanda-t-elle, et c’était la première réponse honnête qu’elle eût jamais faite à un compliment masculin. « La beauté n’est jamais suffisante, avait-il répondu, mais vous l’êtes. » La sécurité qu’elle entendit dans sa voix émanait aussi de ses beaux ongles carrés. Et ce fut cela, et non son argent, qui la réconforta et lui fit sentir qu’elle existait sous sa beauté, au tréfonds d’elle-même, là où sa féminité de marguerite vierge reposait bien en sécurité dans sa coupe d’origine ― sans visage, silencieuse, et faisant des efforts désespérés pour plaire. Et maintenant qu’elle avait la nostalgie de la caravane de sa mère, si loin de Philadelphie et de l’Arbe de la Croix, mais pas si loin après tout, puisque la chambre où elle s’était enfermée à clef était une réplique de grande classe, le côté coquille chaleureuse en moins, de la première.
Toni Morrison, Tar Baby [1981, 1986 pour la traduction française], Éditions 10/18, 1993, pp. 121-122-123-124. Traduit de l’américain par Sylviane Rué.
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