Le 24 octobre 1873, Arthur Rimbaud quitte « furtivement » Bruxelles et rentre en France. Il emporte avec lui les exemplaires d’auteur d’Une saison en enfer. Madame Rimbaud, que son fils avait sollicitée, assurant que cette « œuvre allait assurer sa gloire », avait consenti à engager l’à-compte exigé par Jacques Poot, gérant de l’Alliance typographique sise 37, rue aux Choux. Rimbaud avait « peut-être connu » « cette association ouvrière » spécialisée dans les publications judiciaires « lorsqu’il fréquentait les milieux démocratiques de Bruxelles ».
Imprimé en septembre, Une saison en enfer fut tiré à cinq cents exemplaires. Certains des exemplaires d'auteur furent distribués à ses amis. Verlaine reçut le sien dans sa prison des Petits-Carmes à Bruxelles. Quant aux cinq cents exemplaires imprimés, ils restèrent dans les magasins de l’éditeur, Madame Rimbaud n’ayant pas payé le solde des frais éditoriaux. Ces exemplaires furent retrouvés en 1901 par un bibliophile belge, Léon Losseau. Cette découverte mit fin aux bruits qu'Isabelle, la sœur d'Arthur Rimbaud, avait fait courir sur l'autodafé de son œuvre par le poète.
Le dernier texte du recueil — l'épilogue — porte la date de la période de rédaction d'Une saison en enfer : « avril- juin 1873 ». Rimbaud, rentré d'un séjour mouvementé en Angleterre avec Verlaine, se trouvait alors à Roche, petit village du canton d'Attigny, d'où Madame Rimbaud était originaire.
ADIEU
L’automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.
L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.
Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !
— Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?
———
Oui l’heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.
Avril-août, 1873.
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, in Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, pp. 115-116. Édition établie par Antoine Adam.
Ah, cet homme ! Il dicta ces quelques mots énigmatiques la veille de sa mort (fièvre ou délire ou lucidité ?) :
"Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites-moi à quelle heure je dois me trouver à bord..."
Le bateau, le grand bateau, le bateau ivre de sa vie rêvée est là et l'attend, prêt à appareiller. Son voyage est celui d'un chercheur d'absolu qui a cinglé vers le large, laissant les étroitesses de la nécessité de la loi, les choix impossibles, la moralité raisonnable, pour la liberté.
Aimer sur la crête des abysses du bien et du mal, comme une pauvre chose posée dans deux mains ouvertes et fragiles. Aimer comme un refus, comme un exil,comme un défi, comme un navigateur des fleuves impossibles.
Il voulait tant changer l'enfer de la vie jusqu'à se brûler comme Phenix et renaitre délivré de l'absence de l'Amour, de son silence, d'un monde où Dieu meurt solitaire et souffrant comme dans un... "échec et mat" ...
Rédigé par : Christiane | 25 octobre 2009 à 09:52
Voyelles de Arthur Rimbaud : le manuscrit autographe !
Amicizia
Guidu ___
Rédigé par : Guidu | 27 octobre 2009 à 11:36